Peut-être l'oeuvre la plus connue de Daniel Clowes, Ghost World (qui a fait l'objet d'une excellente - bien que libre - adaptation au cinéma avec Thora Birch dans le rôle d'Enid et Scarlett Johansson dans celui de Becky) est une oeuvre bien plus aboutie graphiquement et scénaristiquement parlant que "Comme un gant de velours...".
Il ne s'agit pas ici de parler de "grandes" choses comme l'absurdité de la vie et son absolu non-sens (on reviendra à ce thème dans "David Boring") mais de choses beaucoup plus terre à terre comme l'angoisse diffuse que ressentent les deux héroïnes, jeunes adultes qui ne savent pas encore trouver leur place dans un monde qu'elles critiquent, à la fois, mais finalement envient quelque peu (du moins dans ses manifestations positives).
D'ailleurs, pour en terminer avec les généralités, le monde de Ghost World n'est pas un monde fantastique comme celui de "Comme un gant de velours...". C'est bien notre monde à nous qui y est décrit. Quelques éléments d'étrangeté sont présents de ci, de là (comme la tumeur géante de leur copine Carrie ou le mystérieux bus à la fin du livre...), comme pour faire monter d'un cran le malaise qui se dégage de ce comics, mais rien d'aussi flagrant que les monstres de "Comme un gant de velours..."
Nos protagonistes sont deux amies d'enfance, Enid et Becky qui viennent tout juste de finir, ce qui doit être aux USA, leur lycée. Ce doit être l'été et elles sont désœuvrées. D'un côté, elles profitent de leurs vacances pour continuer à traîner tout le temps ensemble, de l'autre, elles ne peuvent s'empêcher de constater que le monde bouge autour d'eux (même si elles sont relativement inactives, elles s'aperçoivent que leurs ex-camarades de classe ont des projets concrets et changent) et que l'année prochaine tout sera différent pour elles.
C'est donc l'été de deux jeunes filles - qui portent un regard à la fois cynique et désabusé mais aussi très idéaliste sur le monde (Enid, la teigne du binôme, ne peut s'empêcher d'être émue par le vieux tout pourri qui a acheté des fleurs à sa femme ou par les deux handicapés mentaux qui s'aiment), le tout avec une entièreté toute adolescente (quand elles sont fâchées, elles sont fâchées) - que l'on va suivre.
Un été, à la fois nostalgique et angoissant : nostalgie de ce qui vient d'être perdu et ne sera plus (Enid est tout particulièrement attachée à ses souvenirs d'enfance, une sorte de M. Pomme de Terre et un disque qu'elle écoutait étant gosse), angoisse d'un avenir en forme de point d'interrogation (Becky qui avoue que ça ne la dérangerait pas que rien ne change jamais).
Les 8 chapitres du livre traitent :
- de ce qu'il y a de pourri à la télévision et des étranges clients du bistrot où va traîner Enid (notamment un couple de prétendus satanistes, Bob Skeetes un astrologue-psychiatre à l'air pervers et John, une connaissance d'Enid, qui anime un fanzine conspirationniste d'extrême droite)
- du vide-grenier d'Enid où elle essaye de fourguer les trucs dont elle veut se débarrasser (dont le M. Patate qu'elle gardera finalement) et rencontre à nouveau Bob Skeetes
- des aspirations amoureuses d'Enid, du fait qu'elle veut rester punk alors que tout le monde veut faire une école de commerce
- de la première relation amoureuse d'Enid. Ce chapitre introduit également Josh, un garçon réservé et peu causant, qui se fait "martyriser" par les deux filles...
- d'une mauvaise blague que les filles (et Josh, involontairement) vont faire à un pauvre type, en répondant à l'annonce qu'il a posé dans un journal de rencontres et en l'attirant dans un traquenard pour se foutre de sa gueule... Finalement, la blague laissera un goût amer aux deux copines qui fileront un gros pourboire (comme en expiation) au serveur du café où le "crime" a eu lieu
- des projets d'avenir d'Enid qui prévoit de passer l'examen pour rentrer en Faculté, chose qu'elle a omis de préciser à Becky
- de l'idylle naissante entre Josh et Enid
- d'un voyage dans le passé (un road trip dans un parc d'attraction où elles étaient allées, étant petite) qui fait l'effet d'un baroud d'honneur pour Enid et Becky
Et comme si cet album n'avait été qu'une parenthèse dans la vie des deux héroïnes, il se termine sur le plan d'Enid prenant le mystérieux bus (bleu ? Comme celui dont Jim Morrison parle dans la chanson des Doors "The End" ?), celui qui dessert une ligne qui n'existe plus...
Ghost World est une oeuvre bouleversante qui pose un regard, à mon sens, très juste (et qui sent le vécu !) sur ces périodes de transition... où l'on ne peut que vouloir s'accrocher à des chimères (l'enfance idéalisée par exemple... Est ce ça le "Monde Fantôme" du titre ?) de peur d'avoir à affronter un avenir solitaire dans un monde que l'on ne comprend pas.
Enid et Becky sont des cyniques en charentaises : elles sont très langues de vipère mais, au fond, c'est surtout qu'elles ne savent pas où se positionner pour avancer.
Vous l'aurez compris : si vous devez lire un Daniel Clowes, c'est celui-là !
Mais ce n'est pas tout... Clowes transformera encore l'essai avec "David Boring" qui est en quelque sorte un "Comme un gant de velours pris dans la fonte" + "Ghost World".
Ghost World a été publié en France aux éditions Vertige Graphic. Le film mérite aussi le coup d’œil.
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