David Boring (1998-2000)

David Boring c'est, et je l'indiquais dans ma précédente review, le travail le plus achevé de Daniel Clowes que j'ai pu lire jusqu'à présent : comme si on avait multiplié "Comme un gant de velours pris dans la fonte" (pour l'étrangeté générale, pour l'histoire du héros qui occulte complètement une actualité de premier plan, pour l'amour dévorant qui bouffe les protagonistes) par "Ghost World" (pour la qualité du dessin, pour les héros prisonniers d'une nostalgie et terrorisés par un futur qui ne leur appartient pas).


Cette oeuvre de 110 pages (en noir et blanc) a d'ailleurs été classée, par le Time Magazine, dans les 10 meilleurs graphic-novel jamais publiés (avec Berlin de Jason Lutes, Blankets de Craig Thompson, Bone de Jeff Smith, The Dark Knight Returns, Ed the Happy Clown de Chester Brown, Jimmy Corrigan de Chris Ware, le cycle Palomar de Gilbert Hernandez, Watchmen, Persepolis de Satrapi et Maus de Spiegelman... plutôt de la bonne compagnie donc).


David Boring est un jeune homme de 20 ans qui est à la fois à la recherche de son père (ou plutôt de renseignements sur son père, auteur de comics [en fait d'un seul comics : l'annual de la Griffe Jaune que David Boring consulte encore et encore pour essayer de trouver un sens à sa vie]) et de l'amour de sa vie...

La première partie (Eightball #19) nous présente le personnage de David, mais aussi de Dot, sa copine d'enfance lesbienne et colocataire avec qui il partage de nombreux souvenirs (et des histoires d'amour foireuses surtout !). Tout commence avec l'arrivée, dans la ville où vivent Dot et David, de Whitey un ami de ce dernier. Sauf que rapidement, Whitey meurt mystérieusement (on apprendra plus tard que l'empreinte de pouce sur son front a été laissée par le doigt de... Dieu ^^), alors qu'il venait d'offrir son porte-bonheur à David (une pièce de monnaie montée en pendentif que Whitey prétendait ne pas avoir enlevé de son cou depuis la mort de son père et qui aura son importance tout au long de la bédé).


Alors qu'il va pour se rendre aux funérailles de Whitey qui ont lieu dans sa ville natale, David rencontre dans le bus qui le conduit à l'aéroport, Wanda une femme qui représente tout ce qu'il cherche dans une femme (en fait, elle lui fait penser à la fois à sa cousine [YURK] et à la fois à une fille dont il avait découpé la photo dans un magasine... Notre David est un poil obsessionnel ^^). Après avoir fait un crochet chez sa mère (sans se manifester auprès d'elle, on sent que David n'a pas envie de "retomber dans ses filets") pour récupérer son exemplaire de la Griffe Jaune et assisté aux funérailles de Whitey, notre héros reviendra chez lui et entamera une relation avec Wanda (non sans l'avoir au préalable suivie). Pendant un certain temps, David vivra dans un bonheur relatif (Dot vit des choses similaires en parallèle) puis se fera larguer sans raison (comme Clay dans "Comme un gant de velours..."). Enfin, et c'est la dernière image de la première partie, il se fera tirer dessus par un inconnu sur le palier de sa propre porte.


La deuxième partie (Eightball #20) se passe intégralement sur une minuscule île coupée du monde (sans électricité ni téléphone) où David allait dès fois en vacances quand il était petit. Notre héros qui s'est pris une balle entre les deux yeux mais a survécu (étrangeté, étrangeté quand tu nous tiens ^^) a été pris en charge par Dot et sa mère à lui, qui ont décidé de l'emmener justement sur cette île pour sa convalescence. Quand ils arrivent, il y a déjà Madame Capon (une cousine canadienne des Boring), Iris sa fille et Manfred le mari plouc de cette dernière, ainsi qu'un domestique. Ils seront rejoints par Oncle August qui leur indiquera que l'apocalypse nucléaire a eu lieu et qu'ils sont - grosso modo - les derniers survivants sur Terre.

Notre David continuera à se plonger à la fois dans ses souvenirs et dans la lecture de la Griffe Jaune (un comics un peu décousu dont on voit certaines cases [mettant en scène une sorte de Superman avec une sorte de Jimmy Olsen], assurant en quelque sorte le même rôle que la BD de pirates dans Watchmen), tandis que la dynamique du groupe sera malmenée par l'isolement sur l'île : il y aura plusieurs morts, un rapprochement entre Iris et Dot, une tentative de meurtre, avant que David et le domestique ne se retrouvent abandonnés par tous les autres sur l'île... Tentant le tout pour tout, ils rejoindront le continent...


Dans la dernière partie (Eightball #21), David s'apercevra que le monde n'a pas été détruit et que la crise mystérieuse, source des angoisses d'Oncle August, n'a été que très localisée. Pourtant, le monde reste sous tension et est loin d'être sauf encore. David s'en fout.

Il se mettra à la colle avec une fille qu'il a du mal à aimer vu qu'il a toujours du mal à oublier Wanda. Il fera alliance avec un Prof d'université - lui aussi amoureux fou de Wanda - pour retrouver l'objet de leur désir / délire. En parallèle, des flics mènent l'enquête sur les nombreuses morts suspectes qui ont émaillées le parcours de David (Whitey, les habitants de l'île), se mettant à suspecter David pour le coup ! Finalement, tout cela se terminera (vraisemblablement, pour le coup, après l'Apocalypse) dans l'île de la deuxième partie, avec ce qui peut ressembler à une sorte d'Happy End temporaire...


David Boring est une oeuvre symbolique puissante et marquante. Elle semble illustrer la thèse selon laquelle il y a un fil conducteur reliant entre elles toutes les personnes que l'on a jamais aimé (Jacques Lacan et son objet "a" ou Platon et ses hermaphrodites). Elle montre aussi le caractère aliénant et obsédant de l'amour qui devient à sens unique (allant jusqu'à faire oublier à David le contexte international apocalyptique !). Elle montre aussi la difficulté qu'il y a (voir l'impossibilité) à se défaire du passé et de la nostalgie inhérente à ce dernier. Enfin, elle insiste encore une fois de plus sur l'absence de signification lisible à la vie et au monde (A travers le plan de Dieu dans David Boring... Pourquoi a-t-il tué Whitey ? Pourquoi se fout-il de la gueule de David ? Du coup, au-delà des relations personnelles, il n'y aurait nul salut pour Daniel Clowes ?).


Bref, une oeuvre dingue, hors-norme et fondamentale qui marque le sommet - du moins dans ce que j'ai lu - de l'oeuvre de Clowes.

Publié en français et en noir & blanc chez Cornelius.