Série à la publication erratique (il peut s'écouler de nombreux mois, voir plus d'une année entre deux numéros ^^), Berlin est une oeuvre à la fois totalement foutraque et délicieusement géniale, alliant à la profondeur psychologique des personnages un dessin sublime et mettant la petite histoire de chacun au service la grande (et vice-versa) !
Vous l'aurez compris, je suis fan de Berlin même si je désespère qu'un jour sorte enfin la fin !
Et Jason Lutes, je l'ai déjà dit à l'occasion de ma chronique de son génial
"Double fond", est un auteur trop rare...
Cette série se déroule à Berlin, commence en septembre 1928 (#1) et - pour les épisodes traduits en français - en est arrivée au 14 septembre 1930 avec l'élection massive des nazis au Reichstag (#16).
On suit dans cette série le parcours de plusieurs personnages que l'on croise et recroise au gré des épisodes : il y a tout d'abord Kurt Severing, le journaliste et critique blasé qui tente de réussir sa plus grande histoire d'amour, tout en étant préoccupé par un climat politique délétère ; Marthe Müller, jeune artiste, fraîchement arrivée de Cologne, et qui cherche à rompre avec sa famille pour mener la vie de bohème ; Anna, son amie lesbienne qui va lui faire découvrir les dessous de la capitale ; Gudrun Braun, l'ouvrière au chômage, qui va rejoindre le parti communiste, Otto, son mari qui, lui, va embrasser les idées nazies et rentrer dans la SA, Silvia, leur fille ; David, le petit garçon juif, fan de Harry Houdini, et sa famille ; Pavel, le mendiant juif ; Lemke & Zucker, les deux policiers, le vieux et le jeune ; Otto, l'ami communiste de Gudrun ; les membres d'un orchestre de jazz venu des USA ; Margarethe, l'ex de Kurt...
... ces personnages et bien d'autres encore vont servir, tour à tour, de point de focalisation pour la série, un peu à la manière de ce film magnifique - qui se passe d'ailleurs à Berlin - de Wim Wenders, "Les ailes du désir" (film dans lequel on entendait directement les pensées des berlinois).
Et leurs petites histoires, où l'on va côtoyer l'amour, la légèreté, la mort et la misère, vont avoir pour toile de fond le déclin de la République de Weimar, la montée du nazisme, les affrontements entre communistes et SA, la pauvreté étouffante des masses et la frivolité des possédants, la crise économique de 1929... insérant l'histoire individuelle des personnages dans l'histoire collective de l'Allemagne (l'élection de septembre 1930, la mort d'Horst Wessel, le 1er mai sanglant de 1929).
En somme, Berlin est une série totalement hors-norme qui a donné lieu à l'heure actuelle à la publication de deux recueils :
Berlin - La cité des pierres (Berlin #1-8, 209 pages)Berlin #1 (B#1) : Septembre 1928, Kurt Severing & Marthe Müller se rencontrent dans le train, alors qu'elle arrive pour la première fois à Berlin et que lui revient d'un reportage (sur la violation du Traité de Versailles et l'interdiction pour l'Allemagne, suite à la guerre de 14-18, de posséder une aviation militaire). On suit Severing à son journal, le
Weltbühne de Carl von Ossietzky, tandis que Marthe s'installe dans une petite chambre de bonne...
B#2 : Marthe sympathise avec des étudiants des beaux-arts, où elle suit des cours, et, notamment, avec Anna, qui va devenir sa meilleure amie. David, le jeune homme juif, vend des journaux communistes et est poursuivi par des gamins qui veulent régler son compte au "juif rouge". Et enfin, Anna & Marthe vont dans un cabaret se détendre.
B#3 : Octobre 1928, Severing assiste à une manifestation pour l'anniversaire du Président Hindenburg, manifestation perturbée par un affrontement entre communistes et nazis, entraînant l'intervention musclée de la police de Weimar. Severing déjeune avec Magarethe, son ex, et se rappelle leur rencontre 10 ans plus tôt. On suit à la radio le vol de retour du Zeppelin Graf LZ 127, tout comme, dans les quartiers populaires, bon nombre de berlinois dont Silvia, la fille de Gudrun & d'Otto. Ce dernier engueule Gudrun en raison de ses affinités avec le communisme. Et, enfin, Severing - en proie à l'angoisse de la page blanche - rêve éveillé en pensant à toute la masse de papiers écrits, chaque jour, par les journalistes de la ville...
B#4 : Novembre 1928, un militant communiste montre à des enfants (dont David Schwartz, le vendeur de journaux à la criée, fan d'Houdini, déjà entraperçu) l'endroit où le corps de Rosa Luxembourg a été jeté après qu'elle ait été assassinée en 1919, en compagnie de Karl Liebknecht, par la Police de Weimar. A l'école, l'institutrice de Silvia célèbre la proclamation de la République, 10 années plus tôt... Silvia retrouve sa mère à la sortie de l'école qui a décidé de quitter
Otto-le-nazi. Le père et le grand-père de David se prennent la tête autour de l'éducation de ce dernier, le vieil homme souhaitant qu'il ait plus d'éducation religieuse, là où le père de David n'aspire qu'à ce que David ait la même éducation que tout petit garçon allemand... Marthe Müller prend un cours sur la perspective et recroise, en compagnie de ses amis, Kurt Severing.
B#5 : Décembre 1928, le logeur de Marthe explique à cette dernière comment son père, le Commandant Müller, se comportait pendant la Grande Guerre et quel monstre il était, tyrannisant les troupes et les simples soldats. Gudrun et Silvia se sont réfugiées dans un foyer pour nécessiteux. Elles y ont fait la connaissance d'
Otto-le-communiste. Alors que les chrétiens se préparent à célébrer la naissance du Christ , la famille de David est réunie pour
Hanoukka, passant par là même un agréable moment ensemble. Enfin, Marthe Müller explique à ses amis des beaux-arts qui rentrent chez eux pour les vacances qu'elle ne reviendra pas à l'Académie, se retrouve finalement toute seule pour le soir de Noël et décide de rendre visite à Severing, dont elle avait conservé la carte de visite...
B#6 : Janvier 1929, Marthe & Kurt sont ensemble. Otto, le mari de Gudrun, mène une agression antisémite pour voler le pain d'un boulanger juif, au bénéfice de ses collègues nazis. Anna est revenue de vacances et Marthe lui explique qu'elle a rencontré un homme auquel elle est très attachée... et on comprend qu'Anna avait le béguin pour Marthe.
Otto-le-communiste et Gudrun assistent à un discours d'Ernst Thälmann, un dirigeant communiste élu au Reichstag, qu'il prononce pour les 10 ans de la mort de Luxembourg et de Liebknecht. Gudrun retrouve du travail, grâce au Parti, à la voirie. Et David Schwartz célèbre à sa manière la mémoire de Rosa Luxembourg.
B#7 : Février 1929, Pavel, le chiffonnier juif, trouve le cadavre d'un ancien combattant & prévient la police. Le vieux flic Lemke explique au jeune Zucker que l'antisémitisme sera la perte de l'Allemagne et qu'il ne faut pas croire les horreurs qui sont racontées sur les juifs. Marthe se rend compte qu'Anna est lesbienne, tandis que Severing déjeune avec son ex, Margarethe, cette dernière se moquant de son béguin pour Marthe. Mars 1929, Gudrun travaille à la voirie et, grâce au Parti Communiste, déménage avec ses filles et quitte le foyer. Avril 1929, Kurt & Marthe déjeunent sur l'herbe, David raconte une aventure d'Harry Houdini à Pavel, Lemke s'inquiète... Demain, c'est le premier mai, le jour des travailleurs...
B#8 : 1er mai 1929, on suit les préparatifs des différents personnages suivis jusqu'à présent pour ce jour de la fête du travail. On suit également la mise en place du dispositif policier. On entend le discours prononcé pour les nazis par le
Gauleiter de Berlin, Goebbels. Et on assiste enfin aux tirs de la police sur les travailleurs manifestants... Tir qui touchera mortellement, pour l'un d'entre eux, Gudrun... Au moment de sa mort (mise en scène par Lutes de manière particulièrement intense et émouvante), elle ne pourra que se souvenir de combien elle avait été heureuse avec son mari, au début...
Berlin - Ville de fumée (Berlin #9-16, 214 pages)B#9 : Juin 1929, un orchestre de jazz (les Cocoa Kids), entièrement constitué de noirs, débarque dans les cabarets berlinois. Silvia vit dorénavant à la rue et tient Otto (le communiste) pour responsable de la mort de sa mère. Une commission d'enquête a été mise en place par le journal
Weltbühne et son éditeur, Ossietzky, pour entendre les gens sur les événements sanglants du 1er mai. Ossietzky apprend à Severing, son journaliste, qu'il est accusé - en tant qu'éditeur - par la République allemande de trahison. David, alors qu'il vend le journal du Parti Communiste, est maltraité par des policiers. Son père apprenant qu'il vend le canard du parti l'enguirlande. Kurt & Marthe vont dîner avec Margarethe et assistent au concert des Cocoa Kids.
B#10 : Juillet 1929, les auditions se poursuivent et tandis que Kurt interroge les témoins, Marthe les dessine. Silvia vit toujours à la rue. Marthe veut danser sur du jazz, provoquant la colère de Kurt qui ne supporte pas tant de frivolité. Marthe retourne voir les Cocoa Kids en compagnie d'Anna puis passe la soirée avec ses amis des beaux-arts, débattant de questions purement esthétiques... Severing doit s'absenter deux semaines avec Ossietzky. Il décide, dans ce laps de temps, de confier Marthe au bon soin de Margarethe, son ex (mauvaise idée ^^). Enfin, David en échange de nourriture se fait remettre par Pavel un kit de serrurier, pour apprendre à crocheter les verrous comme Houdini...
B#11 : Les Cocoa Kids rencontrent Josephine Baker. L'un des membres de cet orchestre va entamer une histoire d'amour avec Pola, la chanteuse du cabaret où ils se produisent. Margarethe va présenter Marthe à des gens qui organisent des soirées privées. Elle décide d'y aller en compagnie d'Anna : elle découvrira dans cette soirée orgiaque la drogue et succombera aux charmes d'Anna ! Pavel recueillera Silvia. Et à son retour, Kurt, qui ne parle que de politique, va se rendre compte que Marthe a quelque chose à lui avouer...
B#12 : Octobre 1929, le ministre pacifiste des affaires étrangères, Gustav Stresemann, meurt... à la plus grande joie des nazis. Kurt & Margarethe ont une dispute, le journaliste reprochant à son ex d'avoir intrigué pour que Marthe rompe avec lui. Le musicien noir joue de la clarinette pour sa douce chanteuse. Le père de David propose à Pavel de s'occuper de l'éducation de Silvia. Le policier Zucker décide de quitter la ville. Anna & Marthe sont ensemble.
B#13 : Décembre 1929, la crise économique bat son plein et les nazis accusent le grand capital (dans leurs têtes, qui est nécessairement juif) et le communisme. Une bagarre éclate. Un banquier se brûle la cervelle. Silvia vit toujours dehors avec Pavel. Severing assiste à une conférence de rédaction du
Weltbühne, qui décrit l'orientation de ce journal (anti-militariste, pro-société civile, pro-justice, pro-travailleurs). Finalement, un an après le Noël à l'occasion duquel il s'était mis avec Marthe, Kurt se met à écouter le disque de jazz qu'elle a laissé chez lui en le quittant. Le réveillon est passé dans le faste, en écoutant les Cocoa Kids, pour Anna & Marthe, tandis que Silvia et Pavel le passent dans un abri de fortune.
B#14 : Février 1930, Horst Wessel, le SA, se prend la tête avec sa logeuse communiste au sujet de ses loyers impayés. Elle demande à des camarades d'aller lui régler son compte... Wessel se fait descendre d'une balle de pistolet. Silvia va prendre un cours chez les Schwartz. Marthe reçoit une visite de sa mère et refuse de rentrer avec elle à Cologne. Mars 1930, Brüning est nommé chancelier et Goebbels prononce l'oraison funèbre pour Horst Wessel.
B#15 : Les SA défilent dans les rues et s'en prennent à Pavel et à Silvia. Thälmann fait un discours pour les communistes. Pavel, sur le point de quitter la ville, demande aux Schwartz de recueillir Silvia, ce qu'ils acceptent de faire. Kurt & Marthe se réconcilient. Les Cocoa Kids jouent.
B#16 : Lors d'une échauffourée entre SA et communistes,
Otto-le-nazi poignarde
Otto-le-communiste. Les Cocoa Kids, aidés par la chanteuse Pola, s'étant aperçus qu'ils se faisaient arnaquer par leur manager et le patron du cabaret décident de cambrioler ce dernier. Avec l'argent, Pola et son clarinettiste quittent Berlin en avion et en amoureux. Bien que grièvement blessé, Otto a survécu. Silvia vient le voir pour lui dire qu'elle veut suivre les traces de sa mère et défendre les travailleurs. Et le volume se termine sur la progression fulgurante des nazis aux élections législatives de septembre 1930 !
Qu'ajouter ? Célébrer la qualité extraordinaire du dessin de Jason Lutes, l'un des rares américains à pratiquer le style de la ligne claire franco-belge avec autant de bonheur ? Parler de l'intensité de l'oeuvre toute entière, même s'il ne se passe que - finalement - peu de choses et que le rythme est très lent ? Dire toute la beauté de cette oeuvre et décrire les émotions qu'elle provoque chez la lectrice que je suis ?
Car ces personnages de papier sont inoubliables : que ce soit la petite Silvia, enfant des rues, le perturbé et intègre Kurt Severing, la malheureuse Gudrun, le petit David, Lemke le policier intègre...
Et ils illustrent chacun à leur manière les ambiguïtés et contradictions de cette période où la légèreté des possédants et des insouciants ne masquent jamais tout à fait l'instabilité politique et économique grandissante, la montée de la peste brune et la pauvreté envahissante !
Un projet hors-normes, publié pour l'heure en VF pour les deux premiers volumes chez Delcourt (le 1 avait fait l'objet d'une précédente publications aux Editions le Seuil) et dont le dernier cycle (Berlin - Ville de lumière) est en cours de publication aux USA. Les numéros 17, 18 et 19 sont déjà sortis outre-atlantique, tandis que Lutes a annoncé que le numéro final sera le 22.
Un must-read !
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