Et voici une chronique qui confine à la perversion dans la famille
comic-improbable-inconnu-et-pas-terminé ! Pourtant ce Greymatter des cousins Harwell est une curiosité qui ne manque pas d'intérêt et de qualités ^^
Il faut tout d'abord rappeler qu'au moment de sa publication, il existait dans le monde de la bédé américaine un mouvement de jeunes créateurs qui, inspirés par l'exemple saisissant du Cerebus de Dave Sim (300 épisodes auto-publiés de 1977 à 2004), se lancèrent à la fois dans la réalisation de comics (souvent en faisant tout individuellement : scénario, dessins, encrage, lettrage...) mais également dans leur auto-édition en se faisant, au péril de leur économies, également éditeurs (avec tout ce que cela implique : mise en page, impression et surtout, le gros gros morceau, distribution !).
En effet, pour ces jeunes créateurs travailler chez une major (Marvel, DC) représentait un véritable pacte avec le Diable (comme Siegel, Shuster, Kirby et tant d'autres qui avaient créé tous ces merveilleux personnages mais ne possédaient de droits sur aucun ^^).
Travailler même pour une compagnie laissant au bénéfice de ces auteurs la propriété intellectuelle de leur oeuvre (Image, Dark Horse Comics) était inconcevable ! Ces auteurs voulaient la liberté, la liberté et rien que la liberté !
Certains ont mené leur projet à terme même si pour beaucoup ça a impliqué un passage plus ou moins long chez une maison d'édition (le Distant Soil de Colleen Doran, le Strangers in Paradise de Terry Moore, le Wandering Star de Teri S. Wood).
D'autres ont abandonné en route, faute de moyens ou d'énergie : c'est le cas du Starchild de James Owen (une vingtaine de numéros), de l'excellent Hepcats de Martin Wagner (13 numéros et un Graphic Novel) ou de ce Greymatter d'Adam & Marcus Harwell qui était annoncé pour être une
"mini-série de 120 épisodes" et qui n'en a eu finalement que... 11 !
D'ailleurs, cette série n'a pas réellement laissé son empreinte dans le monde des comics - même indépendants - comme le montre l'iconographie très pauvre de l'article ^^
Greymatter, enfin, est peut-être avec Starchild d'Owen, la série indépendante a avoir été la plus influencée par Dave Sim : cela se retrouve dans l'univers (un médiéval-fantastique avec des aspects de modernité [notamment dans les tenues vestimentaires, dans des éléments de technologie anachroniques]), dans la mise en scène (un rythme très lent, un accent mis sur l'absurdité de certaines situations), dans l'adjonction de pages de textes aux dessins (comme Terry Moore pour Strangers in Paradise), dans l'utilisation de nombreuses citations et références...
La différence étant que si le Starchild de James Owen était très prétentieux, Greymatter des cousins Harwell respire l'amateurisme (le dessin n'est pas toujours tip-top, il n'a malheureusement tendance à bien s'améliorer que sur la fin ^^), l'ambition juvénile (les deux auteurs sont très jeunes : Adam Harwell n'a que 20 ans au moment de la publication du #1 et son cousin, Marcus [le principal moteur de l'affaire], 26 ans) mais surtout une double passion : celle de comics et, plus largement, celle de raconter une histoire qui leur tient à cœur !
Et cette histoire est celle de la Planète # 109-79, un drôle de monde qui n'effectue aucune rotation sur lui-même, offrant toujours sa même face à son soleil (et donc pour lequel la nuit et le jour, selon l'endroit où vous vous trouvez, sont permanents). Une planète où s'affrontent - grosso modo - deux factions (
ceux-des-ténèbres menés par la très réussie Waedchyll,
ceux-du-jour-et-de-la-capitale - Jonter Wo - menés par le Roi Arniez) dans le but d'obtenir le contrôle d'une drôle de tour gigantesque, dont le sommet semblerait occupé par une ville, mais qui ne présente aucune entrée permettant d'accéder à l'intérieur de la structure... Rien que pour ça, ça me donne envie de lire ! En plus cette tour se situe très exactement à la démarcation entre le jour et la nuit...
... et au milieu de notre histoire débarque un vaisseau spatial en détresse et ses deux passagers : Jan (un type qui s'est fait jeter de l'Académie Spatiale) et son ami, O'Sea, un humanoïde à tête de cheval réputé pour foutre le boxon partout où il passe !
Grosso modo l'histoire d'Arniez et de Waedchyll sera dessinée et scénarisée par Adam Harwell (qui, avec un style un peu approximatif, arrivera à faire des illustrations somptueuses et des décors magnifiques, notamment dans le dernier épisode où il a fait quelque chose, le #9), celle d'O'Sea et de Jan par Marcus Harwell (qui a un style plus régulier mais qui reste très approximatif jusqu'à la fin).
Les deux histoires ne sont pas autonomes, bien sur (ne serait-ce que parce que celle impliquant Arniez et Waedchyll a des répercussions politiques et humaines dans le monde où évoluent Jan et O'Sea), et s'entrecroisent régulièrement.
En voici un résumé rapide :
Greymatter #1 (1993) : Le Roi Arniez entend défier Waedchyll et ses armées ! Certain de sa supériorité numérique et stratégique, il indique à son adversaire qu'il entend investir prochainement la Tour tant convoitée par tout le monde ici-bas. Sa conseillère, Cassaria, tente de le dissuader mais le Roi est capricieux ! Il fait une proclamation confirmant son projet à ses troupes (qui ne sont guère enthousiastes)...
... dans la partie des ténèbres, Taxpuedo, le conseiller et messager de Waedchyll, traque un informateur en la présence de Kyden, le mercenaire bourru de l'histoire... Waedchyll veut lui parler ! La chef des armées des ténèbres veut tout savoir sur les forces de son adversaire, Arniez : Kyden lui apprend que si c'est la guerre, Arniez va se prendre en réalité une grosse fessée ^^
Enfin, dans l'espace, O'Sea - après un geste malheureux - fait perdre le contrôle de sa navette à Jan et les deux amis s'écrasent sur #109-79 !
Greymatter #2 (1993) : C'est Puingsy, un drôle de petit bonhomme bedonnant, tout nu (mais asexué) et muet, qui doit délivrer le défi d'Arniez à Waedchyll. Il file donc à pieds en direction des Ténèbres, faisant "tomber" la nuit au fur et à mesure de son déplacement dans une séquence d'une rare poésie. Il croisera en chemin Kyden et n'arrivera dans le pays des Ténèbres qu'à la fin de l'épisode...
... O'Sea et Jan ont survécu au crash et se retrouvent dans une forêt. Ils se disputent et arrivent à rejoindre une route où ils croisent le chemin de Makele, un autochtone qui conduit un chariot (et exploite l'un des "frères" d'O'Sea, en ayant attelé un cheval à sa carriole). Il propose d'emmener Jan & O'Sea à Jonter Wo, la capitale du jour, ce qu'ils acceptent.
Greymatter #3 (1993) : Punigsy délivre le défi d'Arniez à Waedchyll qui en est très amusée ! Elle lui donne sa réponse (elle accepte le défi) et Puingsy repart, non sans avoir fait quelque pas avec Taxpuedo qui se désole par avance que bientôt ça va être la guerre ! Pendant ce temps Arniez réunit un Conseil de Guerre avec ses généraux et Glaskmo, son ministre des armées, un incompétent notoire... conseil qui s'avère peu fructueux (personne n'osant dire au Roi qu'il a pété une grosse durite ^^). En coulisses, sa conseillère, Cassaria, rédige son journal et on apprend qu'elle ne vient pas de ce monde...
... Makele, O'Sea et Jan se sont arrêtés à une auberge. Makele fait office de guide touristique pour les deux étrangers et leur explique pas mal de trucs sur ce monde... Notamment qu'Arniez a destitué la lignée légitime des Rois de Jonter Wo (dont Waedchyll est la dernière descendante) et qu'il va bientôt se mettre sur la gueule avec Waedchyll !
Greymatter #4 (1994) : Kyden rend visite à Cassaria et lui demande de faire tout ce qui est en son pouvoir pour arrêter la guerre en préparation ! Elle s'en avoue incapable (ce sera un thème récurrent de la série : le caractère inéluctable de la guerre, à la manière d'un dénouement tragique que l'on ne saurait éviter). Puingsy finit quant à lui de revenir au château d'Arniez, tandis que Glaskmo le drôle ministre de la défense d'Arniez (il porte un masque à gaz et possède le seul fusil de ce monde) confesse ses craintes et ses peurs quant à la guerre imminente (c'est un ministre de la défense qui déteste les combats et les conflits ^^).
Jan et O'Sea voyagent toujours avec Makele et on apprend que Jan est bisexuel et O'Sea un peu méfiant, limite paranoïaque... Jan essaye de convaincre O'Sea qu'il faut faire confiance aux gens et s'ouvrir aux autres et O'Sea traite son ami - grosso modo - de hippie idiot.
Greymatter #5 (1994) : L'armée d'Arniez se met en marche en fanfare alors que Jan & O'Sea viennent d'arriver à Jonter Wo ! Les deux amis vont tout de suite au Bureau de l'Emploi, tenu par l'infâme et raciste M. Nickpin, chercher du travail. Ils vont faire du coup la plonge dans une taverne et ça va mal se passer entre eux...
Arniez essaye d'expliquer sa stratégie à ses généraux (qui n'y comprennent rien mais comme c'est une stratégie foireuse ^^), tandis que l'un de ces derniers se rend incognito au campement de Waedchyll pour trahir le Roi ! Enfin, non loin de la Tour tant convoitée, des troupes de Waedchyll se préparent au combat.
Greymatter #6 (1994) : C'est la bagarre ! Les deux armées se mettent sur la gueule dans des pages dénonçant l'absurdité et l'horreur de tout conflit armé ! Surtout qu'au moment où Arniez pense avoir le dessus, des troupes fraîches fidèles à Waedchyll débarquent sans crier gare... Le Roi est tombé dans un piège ! Nous avons droit, également, à quelques pages d'une rare poésie avec le pacifique Puingsy.
Enfin, à la taverne où travaillent O'Sea et Jan, les deux amis se battent et se quittent fâchés...
Greymatter #7 (1994) : Les troupes d'Arniez sont en pleine déroute. Le Roi se lance lui-même, en désespoir de cause, dans la bataille. Et Puingsy décide de se mettre dans la ligne de mire du fusil de Glaskmo au moment où ce dernier tire... et est tué. Le Roi s'effondre et pleure la mort de son ami.
Greymatter #8 (1995) : Jan se met à boire et à des visions (il déprime à cause de la dispute qu'il a eu avec O'Sea : son ami lui manque). O'Sea se prend la tête avec l'affreux Nickpin qui lui cherche des noises.
Arniez jette l'éponge et capitule suite à la mort de Puingsy. Waedchyll décide de lui accorder plusieurs jours de deuil avant de signer l'acte de reddition. Dégoûté par les conséquences de son amateurisme et de son audace, Arniez rentre au château et jette sa couronne par terre : il dissous son armée. Quant à Glaskmo, il s'enfonce dans la dépression, ne se remettant pas du fait d'avoir tué Puingsy...
Greymatter #9 (1995) : Jan continue à se saouler et O'Sea n'en peut plus de l'horrible Nickpin qui fait une sorte de chantage financier au patron de la Taverne où il bosse (j'ai l'impression que Nickpin, pour les auteurs, représente tout ce qui ne va pas dans l'industrie des comics ^^).
Du côté d'Arniez, le Roi se défait de tous ses attributs de pouvoir et décide de rentrer chez son père et de retrouver le petit enfant qu'il a été... Glaskmo se suicide et Waedchyll trouve un goût de défaite à cette victoire qui n'en est pas une. Dans la dernière case dessinée par Adam Harwell, Puingsy - allongé et mort - ouvre les yeux... Nous n'en saurons pas plus, cette partie de l'histoire n'ayant pas été poursuivie (et malheureusement car ça commençait à devenir rudement intéressant !) par Marcus Harwell...
Greymatter #10 (1996) : O'Sea se venge de Nickpin (en l'enterrant sous du purin) tandis que Jan boit et a encore des visions... Un épisode où il ne se passe pas grand chose donc ^^
Greymatter #11 (1996) : Cassaria abandonne la vie de château (en même temps le Roi qu'elle conseillait a abdiqué...) et va dormir à l'auberge où travaille O'Sea. Ce dernier, alors que Jan vient de se faire sévèrement tabassé (et a eu une nouvelle vision), va porter secours à son ami et...
... c'est fini ! GRRRRRR !
Et les chances qu'il y ait un jour une suite sont... nulles. Il y a quelques années, Marcus Harwell avait scanné et mis en ligne les parties qu'il avait réalisés et annoncé qu'il dessinerait une suite... Aujourd'hui le site n'existe plus et la suite - même
online - n'a jamais vu le jour. Dommage !
En fait, Greymatter n'a jamais marché, comme on le ressent à la lecture des éditoriaux et même du (non)courrier des lecteurs. Il y a un côté foutraque (les premiers numéros sont très mal dessinés) qui ne pardonne pas dans un business contrôlé par des méga-compagnies de distribution. Disponible quasiment nulle part, ce comics était voué à l'échec.
Et puis l'abandon du pourtant très talentueux Adam Harwell a sonné le glas d'une série dont la dynamique venait à peine de se mettre en place (avec un rythme de croisière à partir de l'épisode #6). D'ailleurs, il n'est pas anodin de relever que les deux derniers épisodes de la série (#10-11), les deux entièrement réalisés par Marcus Harwell, sont aussi ceux dans lesquels il ne se passe... plus rien ^^
Pour résumer, Greymatter est un projet entièrement mené par deux non-professionnels qui ont voulu tout faire et ne dépendre de personne. Et qui se sont retrouvés à perdre leur temps et leur énergie dans des activités non-artistiques (comme placer des pages de publicité dans les magasines de comics, chercher un distributeur, gérer les abonnements [devait pas y en avoir beaucoup, ceci dit], traiter avec une imprimerie...). Et qui se sont retrouvés à court de sous assez rapidement.
Mais Greymatter c'est aussi un monde plutôt intéressant, développé et décrit avec un bel idéalisme par deux jeunes auteurs plein d'enthousiasme (du moins au début) ! En fait, il y a un côté très adolescent dans tout cela... Personnellement, n'avez-vous jamais tenté de créer un monde ? Ou d'écrire ? Ou de faire de la poésie ? Greymatter a cette belle énergie des créations adolescentes et rien que pour ça, c'est assez formidable.
Enfin, je pense qu'Adam Harwell avait un réel talent d'illustrateur, talent qui culmine avec l'épisode #9. Dommage qu'il ait arrêté (tout comme son cousin) les comics !
Pas d'édition française (mais était-il besoin de le préciser) ni de TPB en VO, si vous voulez lire Greymatter, il faut acheter individuellement les 11 numéros. Certains sont assez difficiles à trouver (j'ai eu du mal pour le 1 et le 11, en raison - à mon avis - de tirages plus faibles) mais si vous les trouvez ce sera toujours à un (très) vil prix... et il se peut même qu'il y ait une signature ou un croquis original !
Sans l'avoir cherché (et sans l'avoir payé surtout !), j'ai de dédicacés les #1, 3 et 11 (avec un joli dessin de O'Sea) !
En gros pour les amateurs de curiosités, étant précisé que les numéros ##1 à #9 forment un tout complet (grosso modo, seules les histoires des visions de Jan demeurent en suspens).
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