Ce MetaMaus (signifiant littéralement
"Au-delà de Maus"), tenant à la fois de l'artbook et du sourcebook, est un bel objet de 300 pages publié chez Flammarion - pour les 20 ans de la première publication de Maus - et qui s'avère être le compagnon quasi-indispensable de Maus, l'oeuvre bouleversante et - pour le coup - totalement indispensable d'Art Spiegelman.
Bien qu'ayant déjà chroniqué ce comics qui - au demeurant - se trouve normalement dans toute bibliothèque municipale digne de ce nom (sinon, entamez une grève de la faim pour réclamer que votre BM achète ce comics !), rappelons juste que Maus racontait - à partir de conversations entre un père (Vladek Spiegelman) et un fils (Art Spiegelman) - les années de guerre de Vladek et Anja Spiegelman (la mère d'Art), juifs polonais, qui ont vécu dans un ghetto, puis dans la clandestinité avant d'être déportés à Auschwitz...
... au-delà du sujet et de l'histoire, cette oeuvre était remarquable par le travail qui avait été accompli à partir de la mémoire d'un autre (la construction narrative avec ses allers et retours permanents entre l'action [pendant la guerre], le présent de la narration [les conversations entre Vladek et Art] et le présent de publication [après la mort de Vladek, quand Art réalise "Maus"]), par l'éthique attachée à la conservation de cette mémoire (on y reviendra dessus) et par le "gimmick" graphique suivant lequel les juifs étaient dessinés avec des têtes de souris, les allemands avec des têtes de chats, les polonais de cochons, etc...
Ce "MetaMaus" va permettre de donner quelques clés supplémentaires au lecteur pour comprendre et expliquer l'oeuvre.
Je préviens tout de suite : je ne suis pas une inconditionnelle des artbooks (qui ont tendance à prendre la poussière, je trouve...) ou des sourcebooks ou essais en tous genre sur les comics.
Pour "MetaMaus" c'est différent.
Déjà parce que la qualité de l'oeuvre initiale justifie pleinement - à mon sens - d'écrire 300 pages sur la question.
Ensuite parce que "MetaMaus" est également signé par Art Spiegelman. Il ne s'agit pas tant d'un travail d'explication de l'oeuvre d'ailleurs (même si l'on aura un certain nombre de réponses à ce sujet) que d'une façon pour Spiegelman d'aller encore plus loin !
"MetaMaus" se construit d'abord autour d'une très longue interview d'Art Spiegelman par Hillary Chute, une professeure américaine de lettres qui semble s'être essentiellement consacrée à l'étude et à l'analyse des comics underground (elle a bossé autour de l'oeuvre de Robert Crumb, notamment).
Par cette interview, Spiegelman répondra à trois questions essentielles :
- Pourquoi l'Holocauste ?
- Pourquoi les souris ?
- Pourquoi la bande dessinée ?
Ces trois questions vont être le prétexte à de longs développements, permettant de se rendre compte du caractère incroyablement réfléchi de l'oeuvre ! Une iconographie abondante donnera aussi au lecteur des versions de travail et des brouillons de l'oeuvre publiée mais aussi le matériel de base qui a servi à l'écriture et à la conception de Maus : des photographies d'époque, des dessins qui ont été réalisés par des prisonniers à Auschwitz et qui témoignent des conditions de vie (et de mort) là-bas...
On apprendra, notamment, que l'usage du visage stylisé d'une souris pour tous les juifs présents dans "Maus" est une façon de coller le plus près à la réalité... Plutôt que d'inventer un visage pour les innombrables victimes des camps, pour des personnes dont il n'existe plus aucune photographie... Spiegelman a préféré leur donner un visage commun, admettant en cela les limites de la mémoire mais se refusant à commettre la moindre inexactitude.
La souris, de même, est une façon de reprendre les clichés du juif parasite véhiculés par les nazis pour le subvertir (comme dans les immondes dessins du caricaturiste nazi Fips). Et si les juifs étaient des souris alors les nazis ne pouvaient être que des chats (ce qui a valu à Spiegelman des lettres d'insultes... d'amoureux des chats...) !
Je suis assez impressionnée, d'ailleurs, par Spiegelman et son éthique... Il est allé jusqu'à Auschwitz en voyage "d'études" pour obtenir des renseignements sur les toilettes du block où avait été enfermé son père.
Le tout pour retranscrire en mots et en images, au mieux et au plus fidèle, les entretiens qu'il avait eu avec son père (et notamment celui, terrible, où Vladek Spiegelman explique qu'en tant qu'ouvrier zingueur il s'était retrouvé à démonter une chambre à gaz), pour ne jamais être mis en défaut par les tarés négationnistes qui continuent à nier que tout cela a bien eu lieu (Spiegelman subvertit d'ailleurs les clichés négationnistes en en faisant une caricature glaçante où l'on voit un prisonnier juif se bidonner alors qu'il marche - au sein d'une longue file de déportés - en direction de la chambre à gaz et qui dit
"Ce qui est réellement hilarant c'est que rien de tout cela n'est en train d'arriver !"... Belle façon pour Spiegelman de résumer et de balayer d'un revers de manche les "arguments" ineptes et mensongers des négationnistes de tout poil !).
"MetaMaus", c'est aussi l'histoire d'un auteur de BD qui a digéré d'innombrables sources pour aboutir à cette oeuvre infinie qu'est "Maus" (après une première version en quelques pages qui avait déjà été publiée dans "Breakdowns"), l'histoire de la conception de cette oeuvre et de la technique mise à pied pour y arriver...
C'est également l'histoire de l'influence de "Maus" sur la propre famille de Spiegelman, aux travers d'interviews de sa fille Nadja, de son fils Dashiell et de son épouse François Mouly (qui explique également comment elle s'est convertie au judaïsme par amour pour son beau-père, Vladek, pour éviter que cela puisse ternir la joie de ce vieil homme qui avait perdu toute sa famille dans les camps).
"MetaMaus" comporte également plusieurs documents terribles.
L'un d'eux est l'arbre généalogique des Spiegelman (celui des Zylberberg, du côté de la mère d'Art donc, insiste légèrement plus dans sa présentation sur ceux que les nazis n'ont pas réussi à exterminer [ainsi que leurs descendants])...
... deux versions en sont données : la première comportant les noms de tous ceux qui étaient vivants avant le début de la seconde guerre mondiale ; la seconde ne comportant les noms que de ceux ayant survécu à cette même guerre : et il ne reste que 13 noms sur les quelques 80 qui figuraient sur la première version de cet arbre...
En plus de l'interview et de quelques planches inédites d'Art Spiegelman, ce beau volume comprend :
- la transcription des entretiens qu'Art avait eu avec son père, Vladek, au sujet de la guerre, en 1972, c'est à dire le matériel de base qui a permis la [lente] élaboration de Maus
- des retranscriptions de conversations avec des femmes qui ont connu Anja (la mère d'Art, la femme de Vladek) dans les camps et après
- un DVD comprenant outre la version numérisée de "Maus", l'intégralité des enregistrements effectués par Art pour l'élaboration de "Maus" (avec son père, avec les femmes qui ont connu Anja dans les camps), des documents d'après guerre sur les ghettos et les camps, un film amateur réalisé par Art Spiegelman et Françoise Mouly lors de leur visite à Auschwitz en 1987, les carnets de notes dédiés à "Maus" de Spiegelman, des esquisses, des brouillons, des lettres d'éditeurs refusant de publier "Maus", des essais écrits autour de "Maus" (dont celui d'Hillary Chute)...
On l'aura compris "MetaMaus" est une mine d'or et un document bouleversant en tant que tel (c'est le témoignage - l'unique témoignage certainement - relatif à une famille qui a été exterminée et dont on découvre dans cet ouvrage les portraits). Sa lecture ne peut laisser indifférent et est presque aussi indispensable que celle de "Maus".
Ça coûte 35 € en neuf chez Flammarion (et je rappelle que le DVD contient la version numérisée de "Maus"). Vous pouvez aussi réclamer à votre bibliothèque municipale l'achète, tant ce document a une valeur historique indéniable.
A lire absolument.