La clairière était le lieu d'une intense activité depuis quelques semaines. Des hommes en redingotes rouge côtoyaient des soldats en tenues noires dans le mouvement mécanique d'une horloge logistique. On déchargeait les caisses, on les frappait d'un "D" stylisé façon lettrine classique et on les comptabilisait. Bientôt cependant, sortant visiblement d'un camion, un homme sévère, les cheveux rouges, un tricorne sous le bras, habillé façon soldat britannique de la fin du XVIIIème siècle vint voir le déroulement et ouvrit une caisse avec un sourire satisfait.
Mousquets et fusils s'alignaient dans des logement en bois au milieu de copeaux de bois qui devaient les protéger d'un choc. Il passa sa main sur le bois parfaitement taillé d'une crosse, satisfait de ce camouflage de qualité.
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- Est-ce que le modèle vous plaît ? demanda l'artisan à son client qui visiblement connaissait son affaire.
L'acheteur testait présentement la tenue de l'arme, essayait de viser, prenait une posture, puis une autre dans une chorégraphie de l'homme de guerre qui cherchait à avoir un équipement fonctionnel et pratique.
- Parfait, répondit Degaton en admirant l'incrustation discrète du générateur à plasma dans l'arme.
Absolument splendide. Produisez-en 300 en mousquets, 300 en fusils.600 armes sur 8000 combattants, cela ferait amplement l'affaire pour renverser le cours de la bataille.
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Il referma la caisse et donna l'ordre de la transférer rapidement avec les autres. Puis il ajusta son tricorne sur sa perruque poudrée. Sa tenue était celle d'un combattant classique, il n'était pas là pour prendre la lumière, pas là pour être au coeur de l'attention. Degaton effectuait une mission trop importante pour qu'elle soit gênée par les Linear Men et leur engeance pathétique.
Les caisses furent portées un peu plus loin dans la forêt et déposées au centre d'un cercle de câbles et d'ordinateurs. Les soldats de Degaton grimés eux aussi s'assirent dessus, plaisantèrent un moment en s'échangeant des cigarettes et de l'alcool. Il allait faire un peu froid là-bas, autant profiter encore un peu de la clémence du "présent".
Il y eut alors un éclair lumineux dans la forêt.
Aussitôt, ce fut le branle-bas, les soldats ne plaisantaient plus, ils se saisirent de leurs caisses et commencèrent à rejoindre la ville de Yorktown. Assiégée certes, mais pas impossible à rejoindre pour quiconque connaissait l'Histoire. La flotte française avait réussi son blocus et s'alanguissait dans les environs de la ville qui allait connaître le renversement le plus important de la guerre d'indépendance des Etats-Unis et signer le début de la fin d'une guerre.
Mais une troupe "américaine" les trouva rapidement. Les hommes ne purent prendre toutes les armes, laissant une unique caisse derrière eux. Tant pis, de toute façon les insurgées ne sauraient pas comment activer les générateurs à plasma.
Les trappeurs qui formaient les éclaireurs de l'armée rebelle poursuivirent un temps Degaton et sa troupe mais abandonna en arrivant trop à portée de la ville. Dans les murs de cette dernière, les miasmes de la Malaria auraient dû décimer une partie des troupes. Il n'en était rien. Depuis des jours, Per et ses soldats avaient fait des aller-retour avec armes, médicament et nourriture. Ils étaient vus par les troupes royales comme des héros, des sauveurs, des hommes providentiels. Même Lord Cornwallis, chef des armées avait félicité leur courage et leur abnégation, sans savoir que c'était son armée même qui allait aider les desseins du voyageur temporel.
Les nouvelles armes n'étaient pas employées par n'importe qui. Leurs premières utilisations avaient semés l'émoi dans le campement et certains soldats les craignaient comme la peste, lorsqu'ils ne désertaient tout simplement pas. Seuls 600 hommes parmi les meilleurs eurent le privilège d'en être équipés et d'être entraînés avec. Ceux-ci se réunissaient dans la cave d'un bâtiment d'où ils ressortaient vieillis de quelques mois, leur regard frappé d'une violence nouvelle.
Dans cette cave, l'on entendait pourtant rien. Mais l'ordre était clair, on y entrait pas et les quatre gardes qui surveillaient la porte veillaient au respect de cette consigne.
Simon Jewis, jeune soldat de l'armée britannique, envoyé sur ce continent lointain pour le compte de son gouvernement faisait partie de ceux qui n'avaient pas peur. Ces armes étaient envoyées par Dieu pour permettre à la couronne d'Angleterre de vaincre les insurgés démoniaques. Simples pensées, mécanique dangereuse.
Il entra comme tant d'autre dans la fameuse cave pour comprendre leur fonctionnement et frapper le cœur de la patrie naissante !
Aveuglement lumineux. Puis les ténèbres d'un lieu inconnu. Des hommes en noir le saisissent lui et ses semblables. Il veut se plaindre mais déjà on l'assomme. Il ouvre les yeux alors qu'il est nu, sanglé à une étrange table de métal brossé. Tout est froid, glacial. Des perfusions pendent autour de lui et perforent ses veines. Il a peur, très peur. Ses autres collègues sont là aussi, tous bâillonnés avec un scotch gris désagréable. Il veut hurler mais les sons ne parviennent pas à traverser l'entrave.
Un homme en blanc passe, note des éléments en pianotant sur un boîtier étrange situé à côté de lui. Simon a des larmes sincères aux yeux.
Puis de nouveau : le noir.
Il est assis avec d'autres devant un large écran. Leurs yeux sont rivés sur les projections qui les assaillent, des images d'armes et de leur fonctionnement. De temps à autre, de la propagande avec l'image de Degaton, du monde qu'il rêve et imagine, du monde dans lequel ils pourront être des piliers inébranlables.
Durant leurs sommeil artificiel, des hauts-parleurs transmettent avec douceur des maximes totalitaires et fascisantes qui les imprègnent lentement.
Puis vint le moment de l'entraînement. On tire sur des représentation de justiciers et d'américains des années 1781. On mélange le rêve et la réalité. Les sens sont essorés sans pitié.
Enfin on leur présente un portrait. Ils ne réfléchissent pas et lèvent le bras droit en criant un salut glaçant. Cheveux rouges, regard au loin, tenue noire...
Ils revêtissent leurs anciens vêtements, on les renvoie dans une pièce. Nouveau flash lumineux.
Ils ont vieilli de quelques mois et leur regard est frappé d'une violence nouvelle. 600 hommes qui allaient pouvoir embraser leur époque. Rien d'impossible pour quiconque contrôle le temps.
Et malgré cette industrie, Degaton se moque bien de Yorktown. Il ne s'intéresse pas à ce lopin de terre, pas plus qu'aux hommes qui vont ensanglanter la terre. Non, il vise quelque chose d'autre, un objet, petit, simple, porté actuellement par l'homme qui est la personne la plus importante de cette histoire : Hamilton.
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- La Bataille de Yorktown est considérée comme la dernière bataille de la guerre d'indépendance et se déroula sur une vingtaine de jours. Ce n'est pas la bataille la plus spectaculaire de la guerre car il s'agit avant tout d'un siège, mais de grands moments tactiques ont eu lieu, comme la prise de nuit des premières redoutes...Et la guide au sourire éclatant continuait de disserter sur la bataille.
On voyait sur un plan voisin les tranchées creusées par les forces franco-américaines pour permettre un assaut efficace de la ville ; un peu plus loin les fameuses redoutes qui formaient la première ligne de défense de la ville de Yorktown...
Dans le groupe de badauds qui buvaient la propagande nationaliste qui entourait une victoire arrachée par des officiers français et des officiers prussiens (on oubliait souvent Steuben), un homme écoutait d'une oreille distraite, dans son grand imperméable, regardant plutôt les reproductions et les pancartes qui indiquaient les détails de l'assaut. Il avait lu un traité beaucoup plus complet sur la situation de la bataille, mais il aimait, par cruauté calculée, vivre les discours de ses ennemis au faîte de leur victoire avant de toute changer et revenir les réécouter.
Yorktown ne serait pas une victoire bien longtemps...
***
14 octobre 1781. 23H00. Les troupes françaises et américaines progressaient silencieusement. La redoute de gauche était la cible des français et celle de droite des américains menés par un fougueux aventurier du nom de La Fayette.
Mais cette fois-ci, les troupes étaient attendues et il ne s'agissait pas d'une sentinelle hessoise située là au mauvais moment, mais d'un homme au cerveau lobotomisé pour qui la victoire anglaise était avant tout celle de Degaton. La victoire du "D" rouge sang qui était gravé dans sa mémoire, son sang, sa chair.
Et ce qui aurait dû être une prise d'une dizaine de minutes devint un enfer sur Terre.
La nuit s'illumina de rayons rougeoyants qui, par intermittences, révélaient les visages horrifiés d'homme qui virent leurs frères être vaporisés. Ce fut un cri d'alarme puis des hurlements de terreur, des cris désorganisés, tantôt français, tantôt allemand, tantôt anglais, tantôt américains.
Les deux redoutes étaient gardées par 300 hommes chacune. Seuls ceux qui avaient été "traités" par Degaton restèrent. Les anglais, effrayés de la puissance dévastatrice s'enfuyaient vers Yorktown pour prévenir leur état-major, d'autres encore partaient dans la forêt en abandonnant leur équipement jurant ne pas s'être alliés au Diable.
L'effet fut dévastateur de chaque côté.
Dans la ville, Cornwallis, réveillé par les cris et les crépitements des armes futuristes, arriva sur une hauteur où déjà Degaton observait la scène de ses jumelles futuristes.
- Que se passe-t-il ? demanda l'officier en tremblant devant les lumières de fin du monde qui éblouissait le champ de batailla.
Qu'est-ce que... Le coup de crosse d'un "Enfant de Degaton" l'assomma. Per l'observa s'affaisser pathétiquement au sol.
- L'armée insurgée est en pleine panique. C'est le moment, commenta le chef de ce jeu de massacre.
Aux chevaux ! Hamilton ne doit pas pouvoir s'échapper !L'Histoire s'inversait, les redoutes ne furent pas prises et même pire, les troupes restantes commencèrent à charger les tranchées franco-américaine. Les morts commençaient à s'entasser de chaque côté...
Le cheval de Per se cabra lorsque le criminel en tenue britannique hurla à une quinzaine de ses hommes de le suivre avec pour mot d'Ordre : "Trouvez-moi Hamilton !".
Et la cavalcade de profiter de la débâcle pour quitter Yorktown et s'élancer pour le campement ennemi, toute arme dehors...