Il fait beau ce matin, à Amnesty Bay.
L'hiver vient, comme à son habitude, étendant doucement ses doigts glacés sur les grèves du Maine. De plus en plus régulièrement, les bords rocailleux sous le phare Curry se couvrent d'un vernis éclatant, parti en fumée dès les premières lueurs du soleil. Un joli ciel bleu laisse voir chuter quelques rares, mais hélas éphémères, flocons blancs, annonçant d'ores et déjà la venue prochaine des très redoutées tempêtes de neige.
L'air est vif, frais au point d'en être piquant et l'humidité du bord de mer n'aide pas à se réchauffer le petit bout de nez rosi par le froid de ce mois de décembre. Mais malgré tous les désagréments que peuvent apporter ce temps propice aux chocolats chauds-marshmallows, le plus grand d'entre tous reste la relative désertification annuelle des eaux de l'Atlantique, et la mise au chômage technique des nombreux marins bougons peuplant le joli village portuaire. Il y en aurait bien davantage sans toutes ces décennies de pêche intensive...
Confortablement installé dans le grand fauteuil du salon, Arthur recouvre lentement ses forces. Un feu de bois ronflant crépite de temps en temps dans la cheminée, et Salty profite de cette chaleur bienvenue pour piquer un petit somme aux pieds de son maître. Le reflet des flammes attire l'attention du maître des lieux sur son main gauche. Ou plutôt, le crochet d'or qui l'a remplacée. Bien que guérie, la blessure magique infligée lors du retour de Slizzath continue à le faire souffrir. Des douleurs fantômes, comme appellent ça les soigneurs royaux de Poséidonis. Encore un joli cadeau empoisonné d'Atlantis. Mais, cette fois... ce n'est pas la même amertume. Arthur n'en veut pas à ses frères et soeurs, car tout le monde a autant souffert que lui, voire beaucoup plus. C'est presque avec joie qu'il a consenti à ce bien maigre sacrifice pour... les siens ? Peut-il encore les appeler ainsi ?
Mais la joie d'avoir pu sauver des vies ne peut empêcher une idée, terrible, de s'insinuer dans son esprit. Celle d'avoir perdu en force et en respectabilité. Cette mutilation féroce le trouble grandement, transformant une douleur purement physique en quelque chose de plus spirituel. Une plaie mentale, que personne ne pourra colmater avec un crochet rutilant.
Alors, pour tromper le temps, Arthur se saisit de son téléphone portable.
Il y a des choses qu'il n'a pas encore dites qui devraient pourtant l'être. A celle qui l'a tiré de sa morosité il y a peu, pour rejoindre une nouvelle équipe mise à genoux par une entité magique venue d'ailleurs. Ce qui l'amène également à réfléchir sur le rôle qu'il pourrait et devrait endosser, maintenant qu'il n'est plus roi. Un rôle de protecteur. En la matière, le monde en comporte déjà beaucoup, mais si le versant magique a également ses grands noms, venir aider à combler les manques d'effectifs ne peut pas faire de mal.
Cela viendra en temps et en heure.
Arthur tapote tant bien que mal de sa seule main libre sur le clavier tactile de son téléphone, pour envoyer un message à l'Ambassadrice clandestine. Puis un autre après une première réponse. Puis un autre. Puis un autre. Pour finalement se conclure par une invitation à Gateway City, qui perturbe Arthur autant qu'elle le ravit.
Inspiration, expiration.
Finies les lamentations. Curry se lève lentement, et regarde autour de lui, perdu. La chaleur de la demeure couvrait les vitres d'une buée propre aux périodes festives de fin d'année. Festif. Cela fait bien trop longtemps qu'il n'a pas goûté à la saveur simple de ce mot.
Alors, que faire avant de partir ? Nourrir Salty. Et prendre une photo, à envoyer. Puis préparer quelques vêtements discrets pour les abords directs de l'Ambassade amazone. Et... éteindre le feu. Le phare subit déjà bien trop régulièrement des dégâts, il n'a pas besoin d'un incendie supplémentaire.
Une fois cela fait, une descente jusqu'au bord de mer s'impose. L'écume des jours se déroule comme une bien pâle langue de belle-mère sur le sable et les galets polis. A moitié avachi sur plaque de glace à moitié fondue, Tusky barbote joyeusement, gardien de souvenirs ô combien précieux d'un passé aujourd'hui révolu. Révolu, mais entretenu et conservé par le morse à l'esprit si agile que parfois, Arthur croirait parler avec un humain. Encore une véritable merveille de l'océan, qui le rend si magique, si imprévisible.
Surtout quand le morse en question se retourne pour exhiber à son seul spectateur un surprenant mais néanmoins superbe déguisement d'éléphant d'Afrique en feuilles sous-marines. Impossible de ne pas lâcher un éclat de rire; Arthur y succombe tout en servant à pleines poignées de petits poissons au volumineux mammifère.
Sur le chemin vers le petit port de pêche, des badauds le reconnaissent, et le saluent sans l'embêter davantage. Voilà pourquoi il aime tant ce petit bourg. Que tu sois un "super-héros en collants" ou un vaillant et sympathique armateur, tu seras traité avec la même simplicité. Bien évidemment, il y a toujours des gens qui ne veulent pas de cette manière d'être, et c'est tant mieux. Mais cela ne représente toute de même qu'une minorité à Amnesty Bay, figée dans son propre temps malgré les récentes et terribles attaques.
Quelques minutes d'une vive marche suffisent ensuite pour gagner le ponton auquel est amarré son voilier, et c'est un pied sur terre et un pied dans le bateau qu'Arthur envoie ses derniers messages avant d'embarquer direction Gateway City !
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Le temps s'est couvert depuis Amnesty Bay.
La dernière fois que la cité des arts l'a accueilli, Curry a dû affronter Cheetah en combat presque singulier. Il espère de tout coeur ne pas avoir à réitérer l'exploit très satisfaisant d'y avoir survécu. D'avoir battu la fiancée d'Urzkartaga.
Cette fois cependant, personne pour l'accueillir. Logique. Après tout, se priver de deux Amazones après avoir révélé au monde une résistance active contre Luthor aurait été une bien belle erreur; évitée, fort heureusement.
Les odeurs du port cèdent leur place à celles de la circulation et des stands de hot-dogs parés de guirlandes et de loupiottes rouges, vertes et blanches. Arthur ne profite même pas de ces jolies rues piétonnes illuminées à l'occasion de Noël. Son pas rapide, inhumain s'il ne le réfrénait pas, l'amène à les traverser à toute allure, la main gauche dissimulée dans un repli sombre de son grand manteau sorti pour l'occasion. Avec un béret vissé sur la tête et sa longue queue de cheval blonde, cela lui donne l'air d'un poète maudit, torturé par les vicissitudes de la vie. Que les gens se rassurent: ils sont encore bien loin de la vérité.
Enfin, il s'approche discrètement de l'arrière de l'Ambassade, espérant se faire voir des gardiennes et ainsi éviter les éternels photographes et reporters envoyés camper au pied de la façade du bâtiment. Au moins les requins ont la décence de ne se nourrir que quand ils ont faim, eux.