Secteur 2814.
Conner ne l'avait jamais vraiment quitté.
Il savait qu'il devrait s'y résoudre tôt ou tard - au plus loin il serait de la Terre, au moins elle serait à risque. Ce pourquoi il avait fait ses adieux, ne sachant quand - ni même si - il rentrerait de ce voyage. Mais face à l'immensité du vide sidéral, il ne savait où aller. Bien qu'il ait déjà eu l'occasion de mener quelques aventures extra-planétaires, celles-ci avaient été aussi rares que brèves - et, dans tous les cas, il y avait été amené par d'autres ; pas par ses propres moyens.
L'anneau pouvait le guider, dans une moindre mesure ; il évitait de trop s'en remettre à lui, ne sachant jamais quand celui-ci allait dysfonctionner ou simplement tomber en panne. Certes, ces derniers mois lui avaient permis de mieux l'appréhender, de mieux anticiper ses défaillances, mais ce n'était pas non plus une science exacte : c'eut été trop simple.
Ainsi était-il essentiellement livré à lui-même, seul à pouvoir décider de sa destination. Et bien qu'il ait toujours été indépendant par nature, il n'avait jamais encore été aussi totalement, irrémédiablement seul.
Même dans ses plus grands moments d'isolation, il lui aurait suffi d'attraper son téléphone portable - pourvu qu'il ne soit pas en pièces - pour appeler quelqu'un, voire même de simplement voler jusqu'à la personne de son choix ; il ne lui en aurait coûté qu'une poignée de secondes.
En d'autres termes, il lui aurait suffi de le vouloir.
Mais cette fois, c'était différent.
Retourner sur Terre était toujours possible, mais il ne le pouvait pas, ne le devait pas - se l'interdisait. Pas tant qu'il serait comme ça, qu'il n'aurait pas trouvé de solution à ce problème qui semblait n'en avoir aucune.
La Terre pourrait se passer de lui ; ce n'était pas comme si elle manquait de protecteurs.
La question était de savoir s'il pourrait se passer d'elle.
Que cet exil soit volontaire n'avait pas rendu ses premières semaines moins pénibles - la période de transition, pourrait-on dire. Le temps pour son corps de se rappeler qu'il pouvait se passer de ce qu'un homme normalement constitué considérerait comme vital - qu'il n'était pas humain, en fait.
La seule chose dont un kryptonien avait besoin, vraiment besoin était la proximité d'un soleil jaune. Tant que ses cellules étaient abreuvées de ses rayons en suffisance, il pouvait survivre à n'importe quoi. Manger, boire ou dormir ne lui étaient pas indispensables : c'était plus un réflexe, un conditionnement issu de son éducation humaine. Il ne se souvenait pas avoir consommé un seul vrai repas lorsqu'il était encore sous la garde de Cadmus.
Une simple habitude, donc. Mais les habitudes ont la peau dure, et s'en débarrasser s'était révélé plus compliqué qu'il aurait pu le croire. Ç'avait été sa première grande épreuve.
Les anneaux de pouvoir étaient peut-être les armes les plus puissantes de l'univers d'après leurs créateurs, mais ils ne pouvaient pas tout faire. Par exemple, ils ne pouvaient pas créer des vivres - et encore moins les rouges, peu disposés aux constructions pérennes.
Il lui aurait été facile de redescendre sur Terre pour y prélever de quoi se nourrir : combien de temps lui aurait-il fallu pour trouver une boutique, se servir dans ses rayons, laisser quelques pièces sur le comptoir et repartir ?
Quelques instants, tout au plus. Mais c'était déjà trop.
Car l'anneau n'aurait, lui non plus, pas besoin de plus ; car ça pouvait mal finir à tout moment.
Il ne le permettrait pas.
Après quelques jours de lutte acharnée contre ces envies viscérales qu'étaient la faim, la soif, la fatigue - ou ce qu'il croyait l'être -, elles finirent par lui passer ; après quelques jours de plus, tout ça ne lui manquait plus.
Tout illusoires qu'ils aient pu être, il y avait quelque chose d'étrangement déshumanisant à se défaire de ces instincts primaires... Mais c'était pour le mieux, au vu de ce qui l'attendait. Un mal pour un bien. Les choses étaient déjà assez compliquées sans s'embarrasser de pulsions fabriquées.
Ce ne serait sûrement qu'un sacrifice parmi d'autres.
Par la suite, il avait entrepris de se repérer. Comme l'essentiel de sa culture générale, son savoir en matière d'astronomie était encyclopédique - au sens premier du terme : on lui avait littéralement inséré les meilleurs ouvrages sur le sujet dans le crâne, et ce avant même qu'il développe une conscience.
Cependant, cela remontait à sa création : si une bonne partie de cette science infuse était toujours fiable, de nombreuses découvertes avaient été faites depuis lors, et il n'avait pas vraiment pris la peine de se mettre à la page. Comment aurait-il pu savoir combien cela lui serait utile ?
En outre, tout éminents qu'en soient les auteurs... Ils n'avaient fatalement pas pu écrire à propos de ce qu'ils ignoraient eux-mêmes. Et il y avait beaucoup de choses qu'ils ne savaient pas, en partie pour leur propre bien.
Ainsi avait-il commencé cette expédition par un tour d'horizon du système solaire, afin de se familiariser avec son nouvel environnement. Quel que soit le temps qu'il devrait passer dans l'espace, il préférait évoluer en terrain connu, autant que faire se peut.
Aussi complet soit-il, son bagage n'était jamais que le résultat d'observations effectuées à des millions de kilomètres de distance, d'analyses d'infimes fragments.
Fut-ce par un coup du sort, il avait quant à lui l'occasion d'aller voir sur place, de se faire son propre avis ; et, bien que ce soit peut-être parce qu'il n'avait de toute façon pas mieux à faire, la perspective ne lui était pas déplaisante.
La plupart des chercheurs en question auraient tué pour être à sa place : une partie de lui estimait leur devoir de ne pas gâcher cette chance. Et puis, celles-ci n'étaient, pour la plupart, pas - ou plus - habitées ; si accident il devait y avoir, il n'aurait d'autre conséquence que de donner aux télescopes un cratère de plus vers lequel se tourner.
Presque inconsciemment, il avait gardé Mars pour la fin.
Là encore, il n'y avait jamais été directement, mais il l'avait déjà vue de près. Très près. Par les yeux de quelqu'un qui y avait vécu, en fait - et qui l'en avait fait profiter en en insufflant directement le souvenir qu'elle en gardait dans son esprit.
Se rappeler quelque chose comme si on l'avait vécu soi-même tout en sachant pertinemment que c'était l'expérience de quelqu'un d'autre était pour le moins troublant, si bien qu'il passa de longues minutes à flotter en orbite, immobile, avant d'enfin se poser.
Bien que sa relation avec M'gann appartienne au passé, il n'avait rien oublié de ce qu'ils avaient autrefois partagé ; cela incluait ces images et les sentiments qui les accompagnaient.
Ce qui lui valut d'éprouver une pointe de nostalgie qui n'était pas tout à fait la sienne au moment de poser le pied sur ses sables rouges.
Connaissant l'histoire tragique de la planète pour l'avoir entendue de la bouche-même d'une de ses filles, il ne s'attendait pas à y trouver de la vie, et n'avait donc pas jugé bon de signaler son arrivée avant d'atterrir.
Quelle ne fut donc pas sa surprise quand, à peine arrivé, sa bague, restée silencieuse depuis près d'une semaine, revint soudainement à la vie.
Bien qu'elle lui ait été livrée sans instructions, et soit trop esquintée pour les réciter elle-même de façon intelligible, il commençait à avoir quelques notions concernant son fonctionnement.
À commencer par le fait qu'elle ne réagissait de la sorte qu'à une seule chose, et que cette chose était la Rage.
Il n'était pas seul ici.
Et ce qu'il allait y trouver était en colère, quoi que ça puisse être.
« It's time to start acting like the man I'm going to be tomorrow. »