Attention ! Chef-d'oeuvre absolu !
Car, Maus est, à mon avis, le roman graphique le plus bouleversant que j'ai jamais lu et que je lirais sans doute jamais. Pas loin de lui, on pourrait y coller "Habibi" de Craig Thompson ou "Jimmy Corrigan" de Chris Ware (et un peu en deça, "A Tale of One Bad Rat" de Bryan Talbot) mais... Maus les dépasse quand même tous.
Je ne pourrais donc que marteler - encore et encore - que cette bédé doit être (re)lue pour au moins un million de raisons...
Avant d'aller plus loin dans cette review, il convient de rappeler ce qu'est ce graphic-novel si particulier.
L'auteur, Art Spiegelman, décide un jour de faire un roman graphique sur son père, Vladek, et sur les persécutions qu'ils ont subi, lui et Anja, la mère d'Art, en tant que juifs, pendant la Seconde Guerre Mondiale, en Pologne, persécutions qui culmineront avec leur déportation vers Auschwitz.
Du coup, le récit se structure de deux manières :
- par des séquences se déroulant dans les années 80 (le présent de l'auteur) où Art rend visite à son père, Vladek, et lui demande de lui raconter ses souvenirs de la guerre. Dans ces séquences seront également mises en scène, Françoise, la femme d'Art, et Mala, la nouvelle femme de Vladek
- par des séquences (la majeure partie du récit) se déroulant pendant la guerre et se focalisant sur les souvenirs de Vladek, souvenirs impliquant également Anja, la mère d'Art.
Autrement dit, Maus est un travail sur la mémoire : la mémoire de la déportation et de l'extermination des juifs d'une part (pour répondre à tout ceux - "assassins de la mémoire" - qui entendent nier l'immensité des crimes nazis), la mémoire individuelle de Vladek, d'autre part, qui témoigne, près de 40 ans après les faits, de ce qu'il a vécu (avec tout ce que cette mémoire peut comporter comme lacunes, blancs...).
Cette thématique de la mémoire et de l'oubli se révèle aussi dans la mémoire perdue d'Anja, qui n'est plus là pour témoigner en raison de son suicide en 1968... Souvenirs d'autant plus perdus que Vladek, fou de chagrin, a détruit les cahiers où Anja avait consigné son expérience à elle d'Auschwitz (ce qui va donner le titre du premier volume de Maus - "Mon père saigne l'histoire" - et qui fait dire à Art, en apprenant que les cahiers ont été détruits, que son père est, en quelque sorte, un "assassin").
Graphiquement, Maus est impressionnant d'expressivité, bien que l'auteur ait pris le parti de symboliser par un animal chacun des "peuples" représentés. Ainsi les juifs sont des souris (d'où le titre Maus), les allemands des chats, les polonais des cochons, les quelques français des grenouilles, les américains des chiens...
... sauf que ce "gimmick" graphique - s'il donne sa signature à l'oeuvre - n'est pas d'une importance majeure : Art Spiegelman a voulu rebondir sur une citation d'un journal nazi (assimilant la souris de Walt Disney à un être répugnant... similaire pour lui aux juifs, souvent comparés à des rats dans la propagande nazie), citation inscrite en épigraphe du tome II (qui a pour titre "Et c'est là que mes ennuis ont commencé"), et développer cette métaphore filée en l'étendant à toutes les nations.
Ce qui est intéressant, également, est qu'Art fait part au lecteur de ses hésitations quant à ce dispositif (ne va-t-on pas se focaliser dessus ? Comment représenter Françoise [Mouly], son épouse, française convertie au judaïsme ? En grenouille ou en souris ? Le lecteur ne trouvera-t-il pas tout cela très anecdotique ?).
Mais ce dispositif va fonctionner (en raison de la puissance du graphisme mais surtout des qualités incroyables de scénaristes de Spiegelman) et fera dire à Umberto Eco que "Maus est un livre que l'on ne referme pas, même pour dormir. Lorsque deux des souris parlent d'amour, on est ému, lorsqu'elles souffrent, on pleure".
Par ailleurs, ce qui est significatif de cette oeuvre est sa profonde sincérité : Spiegelman nous témoigne de ses doutes et de l'immense pression qui repose sur ses épaules (celle des innombrables victimes du nazisme) : une bédé est-elle capable de saisir l'horreur de ce qu'a été Auschwitz ? Faut-il privilégier la mémoire (éventuellement défaillante sur certains points) de Vladek par rapport à la réalité des faits ?
Spiegelman choisit de tout dire et de tout rapporter. Il ne cache rien de son propre mal-être (de fils de déportés, qui n'a pas connu lui-même la guerre et qui vit, malgré lui, dans l'ombre de son grand frère qu'il n'a jamais connu, Richieu, mort pendant la guerre de la barbarie nazie). De sa relation difficile avec son père. De sa culpabilité au sujet du suicide de sa mère. De son angoisse sur le fait de réussir son oeuvre ou de la rater...
Et Spiegelman mit 11 ans à réaliser les 296 pages qui constituent cette oeuvre majeure (et qui sera d'ailleurs le seul graphic-novel à avoir jamais gagné un prix Pulitzer !).
Publié initialement dans le magazine édité par Spiegelman, "Raw", Maus se décompose en deux tomes composés respectivement de 6 et 5 chapitres :
Maus, tome I : Mon père saigne l'histoireChapitre I : Le cheikOù l'on parle des souvenirs d'avant-guerre, en Pologne, de Vladek et de comment il a rencontré Anja et s'est mariée avec (en 1937). Dans le présent (1980), Vladek fait promettre à Art qu'il ne racontera pas ce début là, et notamment le fait qu'avant Anja il était avec quelqu'un d'autre... Ce qui est presque une profession de foi de la part d'Art : son matériel premier, c'est la vérité. Et pour que les gens croient à tout cela, il ne faut rien cacher et encore moins mentir !
Chapitre II : Lune de mielNous sommes en 1938 et Vladek et Anja voient, lors d'un voyage en Tchécoslovaquie, pour la première fois en vrai le drapeau nazi : ils ont vent des persécutions contre les juifs. Sur une note plus heureuse, leur fils Richieu naît. Ce chapitre se finit en 1939, avec l'agression allemande contre la Pologne et la mobilisation subséquente de Vladek...
Chapitre III : Prisonnier de guerreVladek est fait prisonnier de guerre après la défaite de la Pologne mais s'aperçoit rapidement que les prisonniers juifs subissent un traitement plus rigoureux que celui réservé aux prisonniers polonais. Alors qu'il est dans un train pour être renvoyé chez lui et libéré, Vladek apprend que quelques jours auparavant les nazis ont exécuté des prisonniers de guerre juifs dans une forêt... Il arrive néanmoins à rejoindre sa famille et retrouve Anja et son petit Richieu à l'occasion d'une scène déchirante d'émotion...
Chapitre IV : La corde se resserreA son retour dans son foyer, Art se rend compte que les lois d'exclusion des juifs de la société polonaise prises par les allemands leur interdisent, grosso modo, tout : un juif ne peut plus posséder une entreprise, il doit porter l'étoile jaune, il est victime de la spoliation de ses biens (on confisque même le lit de sa belle-mère malade)... et ça ne fait que commencer.
En 1941, Vladek manque de se faire rafler par les nazis, en 1942 il est contraint avec sa famille d'emménager dans le ghetto de Stara-Sosnowiec avec toute sa famille (12 dans 2 pièces et demi)...
Vladek est de même traumatisé en voyant que 4 amis à lui, qui recouraient au marché noir pour survivre, ont été pendus par les nazis et laissés là pendant une semaine... Cette scène, d'ailleurs, hante encore Vladek 40 ans après...
Ce chapitre traite aussi de l'ingéniosité de Vladek qui fera tout - et redoublera pour cela d'adresse et d'audace - pour survivre et sauver sa famille...
Pour autant les grands-parents d'Anja seront "relogés" par les nazis, prétendument au ghetto pour personnages âgées de Theresienstadt (qui sera de toute manière, par la suite, évacué vers Auschwitz), mais en vérité directement vers les chambres à gaz d'Auschwitz.
C'est aussi à l'occasion d'une sélection dans le ghetto (où les nazis décidaient de qui pourrait rester au ghetto pour travailler, et de qui serait déporté vers Auschwitz) que Vladek verra son père, sa sœur et ses neveux pour la dernière fois...
Chapitre V : Trous de sourisDans le présent, le suicide d'Anja est évoqué à travers une vieille BD qu'Art avait faite sur la question... Dans le passé, Vladek et Anja confient leur fils Richieu à de la famille, pensant pouvoir le faire protéger par le Président du Conseil Juif d'un autre ghetto...
... on apprendra, un peu plus loin, que ce Président sera liquidé par les nazis (avec tout le conseil juif) qui décideront, immédiatement après, de la déportation vers les camps de tous les juifs de ce ghetto : et dans une séquence particulièrement intense, Tosha, la sœur aînée d'Anja, qui a accompagné Richieu mais aussi plusieurs autres enfants dans ce ghetto... décidera face à l'imminence de leur déportation de tous les empoisonner et de se suicider : pour éviter que "ses enfants" n'aillent dans la chambre à gaz...
A Stara-Sosnowiec, Anja, Vladek et quelques autres organisent une planque dans le ghetto (sous un coffre à charbon), pour éviter de se faire rafler par les nazis qui sont en train de déporter les derniers juifs présents.
Ils seront finalement dénoncés et arrêtés. Un cousin réussira à faire sortir Vladek, Anja, mais pas les parents de cette dernière qui eux aussi... ne reviendront jamais de déportation.
Finalement, ils se planqueront à nouveau pendant l'évacuation finale du ghetto (où bon nombre de juifs périront) et quitteront libres - mais fugitifs - le ghetto, ne sachant pas trop où aller...
Chapitre VI : La souricièreAnja et Vladek se cacheront pendant tout cet épisode, devant payer à prix d'or leur hébergement auprès de Polonais qui acceptaient de les loger dans leur grange ou leur cave, devant faire du marché noir pour se nourrir... Finalement, des passeurs accepteront de les faire passer (moyennant finance) en Hongrie... sauf que trahis par ces mêmes passeurs, ils sont arrêtés et déportés vers Auschwitz !
Maus, tome II : Et c'est là que mes ennuis ont commencéChapitre I : MauschwitzDans le présent on parle des doutes d'Art. Dans le passé, on voit l'arrivée de Vladek à Auschwitz, les douches (et pas la chambre à gaz comme Vladek s'y attendait... et comme ont eu les innombrables victimes des "traitements spéciaux"), le tatouage du matricule sur le bras, les vêtements et les sabots qui ne vont pas, les brimades, les vexations...
... et la "chance" que Vladek a de se faire bien voir du kapo - le surveillant polonais, également détenu - qui, en échange de cours d'anglais, décide de lui donner de la nourriture et de vêtements à sa taille. En parallèle, Vladek se rend compte que d'autres amis ont moins de chance : notamment, Mandelbaum, celui avec qui il avait été arrêté, qui est exécuté par un SS... Ce dernier, en prétendant qu'il avait tenté de s'évader et qu'il avait empêché son évasion en le tuant, a pu obtenir une permission de plusieurs jours. C'était, visiblement, une pratique SS pour avoir des congés : tuer des détenus puis prétendre qu'ils avaient voulu s'enfuir...
Chapitre II : Auschwitz (le temps s'envole)En début de chapitre, Art explique que son père est mort en 1982, que depuis la parution du premier volume de Maus sa vie a changé, qu'il sent le poids des morts sur ses épaules (comment défendre leur mémoire ?)... Les doutes d'Art sont une part non négligeable de l'oeuvre : j'ai rarement vu auteur aussi humble et aussi sincère dans son oeuvre même.
Vladek apprend, dans le passé, qu'Anja est toujours vivante mais très faible : elle est détenue à Birkenau (Auschwitz II), à 3 km de lui. Il va se débrouiller pour se faire accepter en tant que zingueur et pouvoir travailler la journée à Birkenau pour se rapprocher de sa femme... Là, il pourra l'aider via une détenue polonaise, Mancie, qui protégera Anja jusqu'à la fin...
On parle aussi dans ce chapitre des "sélections" devant le Dr. Mengele (le médecin-chef SS d'Auschwitz) qui condamnait d'un coup de tête les détenus les plus faibles à la chambre à gaz...
Vladek travaillera en tant que cordonnier et réparera des bottes nazies en échange de nourriture.
Il témoignera aussi de l'existence des chambres à gaz qu'il a vu de ses propres yeux (il aura effectué des travaux de réparation dedans). Et il en expliquera le fonctionnement. Et il parlera des corps qui seront brûlés dans les fosses crématoires quand les fours ne pourront plus absorber la masse de cadavres.
Chapitre III : ... est c'est là que mes ennuis ont commencé...Vladek parlera aussi de l'histoire véridique de ces déportés qui auront réussi à tuer 3 SS et à faire sauter l'un des fours crématoires, et des représailles terribles qui seront prises à leur encontre par les nazis (Primo Levi, dans "Si c'était un homme", en parle également).
Puis quand la ligne de front (on est à la fin de la guerre) s'approchera trop d'Auschwitz, le camp sera évacué par les nazis qui décideront de ramener les déportés vers l'ouest, au camp de concentration de Gross-Rosen, en Allemagne, à plusieurs centaines de kilomètres de là !
Les déportés devront marcher et énormément d'entre eux périront.
De Gross-Rosen, ils seront transférés en train de bestiaux à Dachau. Là, Vladek attrapera le typhus, manquera de mourir mais prendra le train pour être amené à la frontière suisse (pour tenter d'amoindrir l'immensité des crimes nazis ? Certains criminels de guerre nazis auront l'audace de plaider ce genre d'inepties - sans grand succès - à leur procès pour tenter d'échapper à la potence)
Chapitre IV : SauvéDans ce chapitre, Vladek est d'abord abandonné en compagnie d'autres prisonniers par les nazis, non loin de la frontière suisse. Recapturé par des soldats de la Wehrmacht, il craint que le voyage ne s'arrête là pour lui et qu'ils soient tous exécutés (pour ne pas laisser de témoins). Finalement, les allemands les abandonnent à nouveau à leur sort...
Enfin, Vladek est sauvé par les américains.
Le chapitre se termine pendant l'un des entretiens entre Vladek et Art, dans lequel Vladek montre à son fils ses photos de famille, et où l'on s'aperçoit qu'à peu près toutes les personnes sur les clichés sont mortes, victimes de la barbarie nazie.
Chapitre V : La deuxième lune de mielDans le dernier épisode, Vladek retrouve enfin Anja qui à elle aussi survécu à Auschwitz... dans une scène particulièrement émouvante.
Maus, vous l'aurez compris, n'est pas une bédé comme les autres. Elle exprime la réalité d'une histoire individuelle que des millions de gens ont vécu avec, malheureusement, pour l'immense majorité moins de "chance" que Vladek : car si les nazis étaient capables d'exterminer dans les usines à mort plusieurs milliers de personnes en quelques minutes (comme à Auschwitz, Belzec, Treblinka ou Chelmno), chaque mort a été vécue individuellement... Chaque persécution - bien que semblable à toutes celles qui ont été vécues par tous les autres - est unique. Et c'est l'une de ces histoires que Maus nous raconte.
Certaines scènes m'ont marquée et continueront à me marquer : la résolution de Tosha quand elle décide - par humanité - d'empoisonner les enfants pour qu'ils évitent la chambre à gaz, la pendaison des marchands amis de Vladek, la séquence des photos-souvenirs, les retrouvailles finales entre Art et Anja...
Et puis, cette bédé n'est pas qu'une bédé : Vladek a réellement existé comme toutes les personnes de cette oeuvre. Pour remplir le fossé entre la narration et la réalité, Spiegelman ajoute 3 photographies dans son oeuvre : Vladek en tenue de déporté, Anja avec Art, et Richieu, le frère qu'Art ne connaîtra jamais...
D'ailleurs, Maus lui est dédié, ainsi qu'à Nadja et Dashiell les deux enfants d'Art Spiegelman.
Ce livre a la force du documentaire "Shoah" de Claude Lanzmann, du film "La liste de Schindler" de Spielberg ou du récit "Si c'est un homme" de Primo Levi. Ce qui explique qu'il soit assez facile à trouver : une intégrale à 30 € existe chez Flammarion (et ça vaut [très] largement le coup) mais toute bonne bibliothèque, CDI ou médiathèque d'entreprise se devrait d'en avoir un exemplaire ou plus.
A lire. Absolument.