[Blackhawk Island] A stroll down Memory Lane | Zinda Blake

Quelques cailloux crissèrent doucement sous les pneus de la voiture, ouvrant diligemment la voie au bruit de semelles de bottes et à un claquement de portière.
Le soleil était haut, rayonnant seul dans un ciel ponctué d’une poignée de nuages filandreux seulement. Le bleu de la mer semblait remplir l’horizon, s’étendant à perte de vue jusqu’à rendre la ligne scintillante du bout du monde difficile à discerner. Kent se tenait sur un petit cailloux au beau milieu de l’océan Atlantique, rejeté à la surface et oublié là, loin de tout.

Il avait connu cet endroit. Sur son monde, il était un peu plus grand et un peu plus haut – on pouvait aussi en faire le tour en moins d’une heure, mais la mer en avait moins rongé les bordures ; il y avait aussi au moins un arbre. Ici, le sol n’était que roche, minuscules cailloux et l’occasionnel buisson touffu d’épineux.

Fate s’éloigna un peu de sa Cadillac. Il avait connu cet endroit et ses habitants, il y a très longtemps. Le Blackhawk Squadron et leur cheffe avait fait partie de ses rares proches – assez proche, s’étonnait-il encore, pour que le simple fait de se savoir à proximité d’un des rares lieux qui le connectaient encore à eux ait injecté une dose (aussi minuscule soit-elle) de nostalgie. Roulant sur les flots, il était occupé à cartographier certaines routes magiques qui pourraient s’avérer utiles dans le futur ; passant à proximité de l’ancien refuge, sa curiosité avait été piquée et il avait fait un détour pour voir ce que ce monde avait fait des Blackhawks.
Il marchait d’un pas tranquille, avançant lentement. Partiellement parce qu’il connaissait le chemin, mais aussi parce qu’il avait peur de ce qu’il pourrait bien découvrir.

Il n’eut pas à avancer beaucoup pour le voir : situé au milieu de l’île, sur un point surélevé mais caché de l’observateur aérien par un des rares tas de plantes sauvages, le mage trouva l’ouverture d’un hangar s’enfonçant dans les profondeurs du sol. La construction de métal avait vu de meilleurs jours : si elle était encore en état, quelques traces de rouille la marquait par endroit et certaines surfaces étaient cabossées. Kent s’arrêta dans l’ombre de la porte, pour l’instant remontée et grande ouverte. Puis, lentement il enleva le Heaume de sur sa tête ; il se dissolut rapidement dans l’air marin alors qu’il baissait les mains. Puis, il avança – toujours aussi lentement.

Son visage n’exprimait rien. Ses yeux observaient l’endroit sous toutes ses coutures, et il suivit le mur du bout des doigts, distraitement. Il était parfaitement silencieux, absorbé dans un bal de souvenirs presque trop nombreux qui lui avaient pointé leur nez à la seconde où il avait prit pied sur l’île.

L’entrée menait à une large pièce souterraine, pour l’instant plongée dans l’ombre. Après un peu de recherche (et un levier de métal baissé avec un bruit mécanique sonore), les néons du plafonds s’allumèrent un par un en grésillant. Il y avait toujours une source d’énergie, apparemment. Sans vraiment le remarquer, il se détendit immédiatement quand la lumière froide des plafonniers révéla, peint dans des couleurs rendues fades par les années, le symbole si familier d’un faucon noir sur fond jaune sur les carrosseries entreposées ici. Kent avança lentement sur le sol de ciment, mains derrière le dos, examinant les différentes machines rangées dans le hangar souterrain – des avions pour la plupart, sans grande surprise. Lena n’avait jamais été partisane d’un aéronef amélioré par ses soins, malgré ses propositions régulières.
Comment formulait-elle ça ?
« Avec tout mon respect, Doc, je préfère largement mon vieux coucou en métal qu’un vieux coucou en métal magique. Quand toute la fiabilité de ce qui me suspend à des kilomètres au-dessus du sol tient déjà plus à moi qu’à la machine, ça n’est pas un contexte sain pour ajouter de la magie étrange dans l’équation. »

Kent sourit distraitement. C’était un argument plutôt valable – assez pour que tout le Blackhawk Squadron le reprenne en cœur. C’était en partie pour l’embêter gentiment, mais il avait toujours été utilisé avec un fond de vérité qui amusait le mage – dans ce temps qui lui semblait si lointain, et qui pourtant pesait autour de lui en continu.
Le mage continuait à longer les divers rangs du hangar, regardant les colonnes de béton défiler les unes après les autres. L’endroit n’était pas dans un état exécrable : malgré la poussière qui s’accumulait dans certains coins, l’éclairage fonctionnait toujours et les murs comme l’extérieur semblaient encore en état fonctionnel. De ce qu’il savait des Blackhawks, cette conservation remarquable pouvait tout à fait être la conséquence directe d’un soin particulier apporté à l’édification de la base.

Il avança encore un peu, comme si de rien n’était. En vérité, il savait très bien que sa seconde hypothèse était la plus probable. : quelqu’un (soit un petit groupe de personnes, soit un grand groupe moyennement qualifié pour l’entretient) prenait soin de Blackhawk Island. Restait à savoir si il s’agissait d’un ami ou d’un ennemi.
Il y eut un bruit, derrière lui. Kent fit volte-face, tira un pistolet en même temps que son Heaume se matérialisait autour de son visage, le pointant dans la direction du nouveau venu – sans tirer, cependant.

- Zinda.

Sa voix semblait assez factuelle, comme une salutation distante que l’on adresse à quelqu’un à qui on ne veut pas dire « Bonjour ». Pourtant, on pouvait difficilement manquer le fait qu’il ait prononcé son nom dans un souffle, comme pris par surprise – ou plus précisément, comme si sa poitrine s’était serrée d’un coup bref.
Elle ne le reconnaissait pas. C’était normal, et il aurait dû être habitué : Kent n’avait pas sa place dans ce monde-ci. C’était un étranger, un rebus venu d’une réalité lointaine en ruine – il le savait, mais savoir n’était pour autant pas la même chose que constater. Dans ce monde étrange, il croisait des reflets changeants de ceux qu’il avait déjà rencontré dans sa vie, de ceux qui avaient été proches de lui et de ceux qu’il avait affronté. Ils n’étaient jamais pareils, toujours différents de l’original à quelques détails près.
Zinda, elle ? Zinda était exactement comme il s’en souvenait. C’était un fantôme qui marchait sous ses yeux, et qui ne voyait en lui qu’un ennemi inconnu et dangereux. Elle parlait et bougeait de la même façon, avait le même visage, les mêmes cheveux – et voir un visage familier si rare le regarder droit dans les yeux avec une telle férocité était suffisant pour que même le mage sente son cœur se serrer.

- J’ai connu cet endroit. Je voulais savoir ce qu’il devenait.

Son arme à feu n’avait pas bougé. Il ne savait pas qui elle était précisément, et si elle était le portrait craché de « sa » Zinda, elle n’en n’était pas pour autant lavé de tout soupçon. Qui sait, peut-être qu’elle avait suivi un chemin entièrement différent et qu’elle était ennemie en tous points.

- S’il-vous-plaît, retenez-vous de me refaire le portrait à coup de tournevis. Je ne suis ni un voleur, ni envoyé par un quelconque ennemi – je me suis envoyé moi même, et je n'ai aucun grief contre vous.

Une pointe d'humour perçait dans sa fin de phrase, cherchant à calmer un peu la situation. Sa voix légèrement métallique, pour autant, accentuait l’aspect pince-sans-rire du porteur, rendant l’humour franchement bancal - et peut-être trop discret.

- Je n’ai jamais rencontré Khalid, mais vous n’êtes pas la première à m’en parler. Je suis arrivé après lui.

Il continua à la dévisager un moment en silence, puis baissa son arme. Il ne la rangea pas pour autant, la pointant seulement vers le sol – son autre main, posée sur la crosse de son deuxième pistolet lorsqu’il s’était retourné, n’avait pas bougé.
Un peu de bonne volonté peut mener loin, mais une dose trop grande se transforme rapidement en une généreuse louche de stupidité.

- Ce Heaume est le mien. Je fais partie des réfugiés de Mosaïc.

Ce qui était très franchement une excuse facile à sortir. Difficile d’y donner du poids et de la crédibilité sans pousser la bonne volonté un peu plus loin, mais Kent était méfiant. Terre-0 lui avait réservé plus d’une surprise, et une partie de son cerveau s’attendait à ce que Zinda lui saute à la gorge au nom d’un super-vilain quelconque.

- J’ai connu quelqu’un comme vous, dans mon monde. Je ne vous connais pas non plus.

Dis comme c’était dit, Kent ne demandait pas une simple introduction civile. En prenant en compte l’arme à feu sortie, c’était un appel à une trêve – pour peu que Zinda soit en mesure de lui fournir des arguments assez convaincants pour qu’il range définitivement son arme. C’était une demande assez culottée, de la part de quelqu’un qui s’invitait dans un garage caché au milieu de l’Atlantique, mais il n’osait pas pousser les civilités plus loin. Pas encore – il cherchait encore ses marques, et il n’était pas suffisamment à l’aise pour baisser toutes ses défenses d’un coup.
C’était une chose étrange de rencontrer un étranger qui ressemblait à un proche ; c’en était une autre (peut-être pire) de se retrouver immédiatement dans une situation de tension, et de devoir la désamorcer sans le moindre antécédent commun sur lequel s’appuyer.

“Vous voulez dire que vous êtes...un extraterrestre?”

Le masque d’or sans visage lui rendit un regard vaguement perplexe. Il s’était figé, comme une machine bien huilé se bloque face à un imprévu, observant fixement son interlocutrice pour essayer de suivre son raisonnement. Puis le mécanisme repartit au battement de cœur suivant.

- … Non.

Grammaticalement, c'était un argument défendable. Il n’était pas resté à Mosaïc très longtemps, et n’avait croisé que peu des réfugiés aliens qui y vivaient, d’où le bref temps de latence avec de comprendre de quoi on lui parlait. Pour lui, Mosaïc était surtout associé à des vagues de mondes blessés et saccagés, des gens fuyant pour leur vie dans un monde étranger qui ne voulait pas vraiment d’eux. Pire, il l’associait à sa propre solitude au milieu de ces masses d’étrangers avec qui il avait été rassemblé selon des critères que seuls les natifs de Terre-0 percevaient ; pour ceux qui les avaient jetés pêle-mêle derrière les murs de Mosaïc, c’était tous un groupe uni d’individus venus d’autres réalités ; les réfugiés, eux, ne se trouvaient pas grand-chose en commun.
Pour lui, qui venait seul de son monde et qui n’avait personne à qui se confier, c’était presque pire. Pas étonnant qu’il ait fuit le plus tôt possible.

- Je ne viens pas des étoiles. Je viens d’une réalité parallèle, que j’ai fuis après l’attaque de Lex Luthor.

Sa voix était factuelle, calme. Elle ne laissait rien transparaître de la piqûre discrète mais présente que provoquait la simple évocation de ces souvenirs. Il y avait du reste quelque chose d’étrange à voir un homme parler d’un monde dont il avait été exilé par la force d’un ton aussi détaché. Il n’avait pas l’air insouciant ou oublieux : il avait l’air réservé, et en parfait contrôle.

“Ou alors c’est comme...ce superman noir qui est venu remplacer le notre il y a quelques années? C’est çà?”

- J’ai cru comprendre que Kal-El avait fait une incursion dans votre monde, au moins une fois avant notre arrivée en masse, oui, répondit-il avec un air vaguement songeur.

Il avait quitté Mosaïc assez rapidement, c’était vrai. Il n’avait pas pour autant couper tout contact avec les seuls autres êtres qui a sa connaissance avait vécu des choses similaires à sa propre histoire. Dans ce genre de situation, mieux valait se serrer les coudes.

“Je m’appelle Zinda Blake, je suis américaine. J’ai servie dans l’escadron de chasse installé ici pendant la seconde guerre mondiale. J’ai été déplacée dans le temps de cette époque à cause d’Extant, un avatar du chaos et de la guerre qui voyageait dans le temps.”

Il se contenta de la regarder fixement. Il n’avait pas entendu parler d’Extant, mais les mots « avatar du Chaos » avaient piqué sont attention. Peut-être n’était-ce qu’un gros mensonge, mais si Zinda disait vrai le mage connaissait des moyens de retrouver des traces, même infimes, de magie sur la jeune femme. Il nota l’information pour plus tard : c’était une piste pour s’assurer que la jeune femme était bien qui elle disait être.
Lorsqu’elle lui indiqua l’engin d’aviation, Kent fit un pas sur le côté et se retourna à demi, de manière à avoir Zinda et l’appareil dans son champs de vision. Même lorsqu’il tournait la tête vers le véhicule, il pouvait toujours la voir du coin de l’oeil. Elle lui semblait sincère, et il voulait croire à ce qu’elle disait, mais il préférait ne pas prendre de risque. Il n’avait toujours pas rengainé son arme.

- Je suis déjà venu, mais sur ma Terre. J’ai connu le Blackhawk Squadron là-bas : c’était toutes des individus remarquables, et des combattantes féroces.

Il connaissait cet avion. Il reconnaissait la peinture bleue, la forme délicieusement datée, son aspect un peu bossu. Kent préférait le design des avions de la Terre-40, et avait tenté d’aborder le sujet avec les Blackhawks plus d’une fois. Il aurait eu plus de chances si il avait essayer de demander à un mur d’aller lui chercher la lune.

- Il ne reste que vous, j’imagine, si vous venez des années 40 ?

Il avait passé un temps assez conséquent dans diverses bibliothèques, au cour de la dernière année, rattrapant son retard historique autant qu’il lui était possible de le faire. Le Heaume aidait, c’était certain, mais ne faisait pas tout. L’histoire du monde, jusqu’à la 2nd Guerre Mondiale, était semblable à celle de sa Terre : c’était après que ça devenait un peu plus complexe.

Fate l’observa un court instant en silence, comme si il hésitait un dernier moment. Un peu de confiance, occasionnellement et à l’aveugle, pouvait faire germer de belles choses. Sans cesser de la regarder, il rangea son arme.

“Je suis désolée de ce que Lex Luthor vous a fait et que vous ne puissiez pas retrouver ici ceux que vous avez apprécié chez vous. Il n’y a vraiment plus rien là bas?”

- Plus personne, surtout. La Terre a été décimée.

Il avait doucement. Son ton n’était pas particulièrement émotif, mais ils révélaient tout de même un sujet sensible : il était trop neutre, trop calme pour ne rien en penser. Ses sentiments, sa douleur, sa peine, étaient bien là, mais ils étaient surtout bien cachés – ils couvaient, brûlaient sous ses mots neutres, brillant par une dissimulation trop efficace pour être discrète.
Le docteur se tourna vers l’engin. Il s’avança un peu, l’observant sous toutes les coutures. Il donnait l’impression de voir beaucoup plus loin que la simple coque, comme si son regard perçait l’alliage et qu’il examinait chaque pièce mécanique avec une attention poussée. Ses yeux, légèrement luminescents, ne faisaient que renforcer cette impression.

- C’est une belle machine. Vous faites un travail remarquable à la garder en état.

Difficile de savoir si il le pensait réellement, ou si le ton courtois indiquait plutôt que c’était un échange de politesse un peu banal, à la mesure des condoléances servies par Zinda. Le Heaume rendait plus sensible certaines notes dans la voix des gens : Kent savait qu’elle ne comprenait pas véritablement de quoi il parlait. Comment aurait-elle pu ? Elle n’en n’avait rien vécu, elle avait simplement le même visage et la même voix que l’une de ceux qu’il avait perdu ce jour là. C’était bien normal qu’elle n’y comprenne pas grand-chose, ou qu’elle ne sache pas trop quoi en faire.
Et c’était bien normal que ça soit un constat qui blesse Fate un peu plus qu’il n’aurait voulu l’admettre.
Tout occupé à l’observation du bimoteur, le docteur mit un temps à remarquer l’autre appareil caché dans le fond du hangar. Il pencha la tête, fit quelques pas.

C’était un design particulier qu’il reconnaissait à travers l’espace et le temps. La forme légèrement arrondie, crantée au niveau du réacteur. Le métal peint d’un noir brillant, parfaitement lisse. De toute évidence c’était un modèle récent, mais Kent aurait reconnu ce genre d’engins n’importe où. La Chauve-Souris avait une façon de faire les choses un peu à part. Le mage posa une main gantée sur l’aile de l’engin.

- Je l’ai connu aussi.

Vrombissement du sol métallique sous ses bottes. Hurlements des fusils mitrailleurs de chaque côté de l’habitacle. Lumière crue de projecteurs blanchâtres, au sol, qui perçaient la nuit et les nuages.
La voix déformée et crachotante dans la radio. La lumière singulière, rouge et or, déchirant le ciel en une déflagration de flamme, de métal et de sang. Le sifflement aigu des armes anti-aériennes. Les beuglements répétitifs de l’alarme anti-bombardement, loin, très loin, au sol.
Un habitacle soudainement ouvert en deux par un tourbillon de feu avalant la silhouette massive du pilote, et la vent tourbillonnant d’une chute libre droit vers le sol.

- Pendant peu de temps.

Le mage retira sa main, et fit demi-tour, se recentrant sur Zinda. Son Heaume ne laissait toujours paraître aucune émotion, aucune réaction, mais il semblait très clairement pensif, absorbée par un monde de souvenirs étranges et lointains. De toute évidence, la dernière des Blackhawks n’étaient pas la seule à avoir son propre labyrinthe de fumée et de miroirs.

- Désolé de m’être introduit chez vous. La recherche de vieux souvenirs n’excuse pas tout.

Il se redressa un peu, croisant les mains derrière son dos. Il ne s’attendait pas à autant, pas comme ça, d’un seul coup. Il s’était laissé allé, s’était glissé dans la première trace de son passé qu’il avait pu trouver. Même maintenant, il ne voulait pas véritablement partir. C’était peut-être douloureux, mais chaque minute dans ce garage était passée en compagnie d’un spectre qu’il n’avait pas le courage d’abandonner une deuxième fois. Pas tout de suite. Pas maintenant.

Le docteur ne répondit pas visiblement à la main sur son épaule. Il se contenta de regarder Zinda droit dans les yeux avec son visage sans expression, semblant à peine noter le geste de soutient qu’elle venait de démontrer. Lorsqu’elle prit le chemin de la sortie, il lui emboîta le pas.

“C’est votre boulot non? Chercher des vieux souvenirs. Il y en a quelques un ici et je sais où il y en a bien d’autres à travers le monde. Des...trésors que vous n’imaginez pas, des armes secrètes oubliées. Des vallées perdues remplies de monstres et des machines volantes folles. Tous çà…”

Il ne répondit rien, attendant la suite.

“Tout çà partira avec moi. Comme tout ce que vous avez connu sur votre Terre partira avec vous. Je suis las, doc. Je sais que j’ai la trentaine mais la vie m’a déjà épuisée.”

Le mage eut un bref moment d’hésitation, pesa le pour et le contre, puis porta les deux mains à son Heaume. Il le souleva délicatement, révélant une peau café au lait et des yeux noisette. L’air marin passa sur son visage, chargé d’embrun et de la fraîcheur caractéristique du milieu de l’Atlantique. Il prit une inspiration et sembla se détendre imperceptiblement, profitant du monde différemment que derrière son masque d’or – qui s’était dissolu entre ses mains en une volute de poussière emportée par le vent, évoquant vaguement du sable.

- Si la lassitude ne se récoltait que proportionnellement au nombre d’année passée sur terre, le genre humain serait bien plus tranquille.

Sa voix sonnait différemment. Sans la barrière du métal, elle révélait des intonations plus chaudes, plus douces. Son attitude entière était un peu moins rigide, et ses yeux bruns clairs contrastaient très clairement avec la luminescence froide du Heaume.
Kent fit quelques pas en avant. Il aurait aimé avoir une large quantité de mots de réconfort, pouvoir balayer le problème en deux trois phrases bien trouvées. C’était occasionnellement possible, après tout, il l’avait déjà fait. Dans le cas présent, rien ne lui venait. Il s’avança un peu, restant à distance respectueuse mais toujours dans le champs de vision de la jeune femme. Au bout d’un bref moment, il fit quelques pas de plus et lui tendit son bras gauche, selon un usage délicieusement démodé.

- Venez.

Il marcha un peu à côté d’elle, laissant le vent marin leur passer sur le visage, emportant une ou deux larmes au passage. Il n’avait pas de mots-solutions à lui offrir, parce qu’il n’en n’avait pas vraiment trouvé pour lui-même. Il savait pertinemment ce que ça faisait de voir son monde partir en flammes ou en miettes, d’être la dernière personne debout et de ne pas savoir quoi faire de cette vie sauvée qui ne comptait plus pour personne. Si c’était une plaie qui se guérissait, il n’avait pas encore trouvé comment. Tout ce qu’il pouvait lui offrir, c’était un peu de compagnie dans sa marche, un peu de vent, et un bras auquel se tenir.
Ils ne se connaissaient pas, et pourtant ils se traitaient l’un et l’autre avec la délicate compassion d’étrangers, pleurant chacun leur peine en respectant le chagrin de l’autre.

Au bout d’un moment, ils s’assirent sur les rochers, non loin de l’eau. Kent observa les vagues, leurs jeux avec les reflets du soleil et les fins traits d’écumes qui s’y dessinaient aléatoirement, aussitôt disparus.

- L’escadron Blackhawk était l’un des groupes les plus formidables que j’ai eu l’occasion de fréquenter. Chacune d’entre elles valait deux soldats au top de leur entraînement. C’étaient des aviatrices hors-pairs. Le vrombissement de leurs moteurs étaient autant un signe d’espoir inépuisable pour nos alliés que le son de la reddition de nos adversaires. C’est leur commandante qui m’a appris à piloter, d’ailleurs. Elle s’appelait Lena Reed.

Il tourna la tête, et un léger sourire dansa dans ses yeux, beaucoup plus agréables à regarder que les orifices blancs de son Heaume. Il haussa très légèrement les épaules, comme en guise d’excuses.

- Si nous nous racontons un peu nos mondes, ils ne disparaîtront pas avec nous. Comment étaient vos Blackhawk ?

Kent l’écouta parler avec attention. L’expression de son visage était détendue, il hochait périodiquement la tête – parfois parce qu’il comprenait de quoi il parlait, parfois pour l’encourager à développer. Il notait les différences, les points communs – par exemple, il essayait de s’imaginer la réaction de Lena si on lui avait expliqué qu’il existait un monde où les Blackhawks n’acceptaient une femme dans leurs rangs qu’avec beaucoup de réticences. Généralement, ses simulations mentales finissaient avec beaucoup de destruction et d’humour.

“Je n’ai pas de nostalgie de cette époque où je n’étais pas vraiment moi même, c’est en voyageant dans le futur pour arriver après la libération sexuelle que je l’ai comprise. Et puis il y avait les idéologies totalitaires, non vraiment je ne regrette pas ces temps là qui semblent revenir. Mais voler avec eux çà oui.”

Le regard du mage glissa doucement, se perdant quelque part loin derrière le mouvement des vagues sur l’horizon.

- Oh oui, nous étions loin d’être parfaits, murmura-t-il.

“Alors comme cela vous savez piloter hmm? Vous avez un avion?”

La remarque arracha un large sourire au docteur et illumina une étincelle dans ses yeux. C’était une étrange conversation : sur de nombreux points, Zinda savait ce qu’il avait vécu, ce qu’il vivait encore. Il y avait une dose délicate de compassion et de chagrin dans l’air, entre eux deux, et dans le même temps ils parvenaient à discuter d’un ton un peu plus léger. C’était rafraîchissant, et assez différent des rapports qu’il avait pu entretenir avec qui que ce soit depuis son arrivée sur la Terre-0.

- J’en avais un.

Il revoyait son « geste de rébellion profonde contre toutes les lois de l’ingénierie humaine et de la physique », pour reprendre le sobriquet affectueux que lui donnait Abin Sur (généralement secondé par l’intégralité de la Société, d’ailleurs). Il se rappelait le vrombissement de l’engin tout autour de lui, les grincements de la coque, les bips de la console de commandes.

- C’était une petite merveille d’aviation. Beaucoup m’ont dit que je n’arriverai jamais à le faire décoller, et pourtant je ne crois pas avoir jamais autant apprécié les cieux que depuis son cockpit. Il ressemblait à… euh… à…

Kent cherchait une comparaison valable, sans qu’aucune ne daigne pointer le bout de son nez. L’engin était trapu, en métal gris, et sa forme évoquait plus un crâne de corbeau à un oeil monté sur rotors, l’unique cavité oculaire centrale faisant office de pare brise. De chaque côté du crâne, des courtes ailes légèrement obliques aidaient à diriger l’engin. Il tourna l’image dans sa tête, une fois, deux fois, trois fois. Hm.

- … à un crâne de corbeau. A un œil. Monté sur rotor. En métal.

Il avait été très fier de cet engin, pour le temps que ça avait duré.

- Il a été détruit par Vandale Savage. Je n’ai pas encore eu l’occasion de lui trouver un remplaçant.

Kent n’avait pas que perdu des proches dans la guerre : une large partie de ses travaux et de ses inventions avaient été ravagés par les envahisseurs de la Terre-40, a fortiori lorsque sa tour était tombée. Luthor ne lui avait tout bonnement pas laissé le temps de fuir avec toutes ses machines. Peut-être qu’elles étaient toujours quelque part, en ruine, certes, mais réparables. Il nota l’idée dans un coin de sa tête.

- Mais les Blackhawks se sont assuré que je sache piloter un avion normal.

Il adressa un petit sourire à Zinda. En vérité, il semblait plus amusé de lui-même avec ses histoires de crâne volant que véritablement embarrassé. Il y avait quelque chose d’infiniment plus détendu dans ce Kent sans Heaume, qui ne semblait définitivement pas pressé de s’excuser pour ses engins étranges.

- Pourquoi, vous aviez une course en tête?