Les graines de demain [Superman]

Matthew Price soufflait comme un bœuf.

Il s'arqueboutait, se pliait, se dépliait, à la recherche de la meilleure position possible. Sur son front, de grosses gouttes roulaient, née de l'effort intense et de la chaleur écrasante du soleil au-dessus de lui. Midi sonnait à peine qu'il n'en pouvait déjà plus, après seulement quelques kilomètres ainsi parcourus. Derrière lui et l'énorme outil de métal crevassé, des sillons fendaient la terre aride de l'Ethiopie, pays est-africain dans lequel il se trouvait. Des autochtones, ravis, semaient les quelques graines qu'ils avaient en leur possession. L'eau du Nil bleu, fleuve local réputé, avait été légèrement détournée à la force des bras pour alimenter ces grands espaces nouveaux, créés de rien à partir d'espoir, de compassion et d'huile de coude, bien entendu.

Si Matt se trouvait en ce lieu en cette heure, et travaillait depuis plusieurs jours déjà, c'était pour changer le monde. Rien que ça. Là où les autorités politiques mondiales étaient ligotées par toutes leurs règles, menacées par les velléités de rapaces influents, lui, petit méta-humain, petit héros, mettait tous ses efforts au nom de la plus grande des causes: celle de la dignité des faibles.

Une dignité humaine, qui passait par un accès décent à l'hygiène, à l'eau potable et à la nourriture. Des évidences en Amérique ou en Europe, mais pas dans beaucoup de régions rurales d'Afrique. Des heures durant, à la force de ses poings, Matt avait martelé des morceaux de métal glanés ça-et-là pour former cet immense soc de labour, que seul quelqu'un comme lui pouvait manier correctement. Quelqu'un avec un pouvoir qui transcendait la nature humaine.

Au début, son action ne fut remarquée que par quelques animaux locaux, des oiseaux principalement. Mais le bruit et la vue attirèrent bien vite quelques femmes et enfants curieux, puis des hommes venus vérifier que tout allait bien. Incapable de leur faire comprendre avec des mots ce qu'il entendait accomplir, ses actes parlèrent pour lui.

La méfiance se mua bien vite en surprise, puis en éclats de joie. Quelques heures suffirent à ce que chacun mette du sien pour concrétiser ce travail de titan. Après la crise que le monde avait connu, l'espoir vivait encore. Cette vérité emplit le jeune homme d'une énergie nouvelle, sauvage, puissante, le genre capable de remodeler les fondations mêmes du monde pour les rendre plus grandes, plus belles. Une force qui lui permit de tenir ce projet déconcertant jusqu'à ce fameux midi, sous un soleil étourdissant.

Ce midi où une incroyable rencontre allait peut-être encore davantage changer les choses.

ft. Superman

Alors que Matt ne prenait qu'un instant pour souffler, un bref instant, minime même, un claquement au-dessus de lui annonça bien en avance l'arrivée d'un être venu des airs. A très grande vitesse. Assez pour annihiler le mur du son. Ami ? Ennemi ? Impossible à dire pour l'instant. Mais ce n'était sûrement pas quelqu'un à négliger.

Le costume bleu, rouge et jaune émergeant de la poussière fit immédiatement naître un immense soulagement dans le cœur du jeune homme. Il n'aurait pas à se battre si près des agriculteurs. Une bonne nouvelle. Une excellente nouvelle. Même si le ton quelque peu paternaliste qui suivit le refroidit. Ce n'était pas méchant, oh non. Mais cela n'augurait rien de bon quand à l'équilibre des échanges à venir.

- Une pause ? Seulement si tu prends le relais.

Ce qui n'arriverait sans doute pas. Depuis le temps, si Superman avait voulu reverdir l'Afrique à lui tout seul, il l'aurait fait. Il en avait le pouvoir. Sans doute une impérieuse raison l'empêchait-elle d'agir, oui. Un blocage d'une nature inconnue rendait impossible toute action positive en faveur de ces pauvres gens. Une faiblesse à la poussière peut-être ? Ou le mal du pays, alors ? En attendant, le problème de sous-nutrition et d'aridité perdurait, en Ethiopie comme partout sur le continent. De cela, des souffrances naissaient. Physiques, psychiques, totales. Sans parler du pillage des ressources par ceux qui tenaient les rênes. Une situation catastrophique mettant en péril plus de familles que Matt ne saurait compter.

- Demande leur s'ils veulent en prendre une. Ils en ont plus besoin que moi. fit-il, très sérieux.

Un large geste de la main suffit à désigner les nombreuses personnes exténuées, courbées vers ce sol si beau et si dur pour préparer, ils l'espéraient, d'abondantes récoltes dans les mois à venir. De quoi enfin oublier le besoin de survivre celui de vivre, et envisager un avenir plus heureux.

Un rêve, peut-être, mais un beau rêve pour lequel il fallait travailler. D'arrache-pied, sans lésiner ni sur les moyens ni sur la volonté.

Alors sans attendre que l'Homme d'Acier renchérisse ou enchaîne, Matt se réenchaîna à l'immense charrue de fortune. Il se sentait épuisé, après toutes ces heures de labeur, et la perspective d'une autre demi-journée à trimer ne l'enchantait guère. Mais il voyait en cela un bien maigre tribut pour participer à l'amélioration de vies entières. Un effort qui valait la peine d'être fourni.

ft. Superman

Il ne devait pas avoir l'habitude de ça, le surhomme. De la méfiance, de l'hostilité, un peu de rejet. D'ordinaire, partout où son symbole passait, même après la crise récente des Kandoriens, on l'acclamait. Il n'y avait guère que les super-criminels de ce monde qui le craignait... et Lex Luthor qui s'en moquait. Pourtant, Matthew Price ne faisait pas partie de ces adorateurs du mal, et avait définitivement trop de cheveux et pas assez de moyens pour prétendre diriger LexCorp. Alors pourquoi ne se réjouissait-il pas de voir ce Superman ? Pourquoi au fond de lui, quelque chose s'agitait, d'amer, de revanchard, de désagréable ? Était-ce à cause de ce surnom constant qu'on lui donnait à l'Académie: Superboy ? Certes, et il le voyait très clairement maintenant, une vraie ressemblance existait. Cheveux bruns sombres, yeux bleus parfois candides, forme de visage assez proche, pouvoirs similaires et l'envie constante de bien faire. Même leurs couleurs de prédilection se faisaient écho.

Cela jouait sûrement un peu, mais il existait autre chose, de plus profond, de viscéral. Par sa simple présence, Superman le hérissait. Comme s'il représentait un danger, une menace, une adversité à dépasser.

Les conseils doux apportés par le plus grand des super-héros parvinrent tout de même à apaiser la grogne surprenante de Matt, qui se coiffa du couvre-chef de paille. Le chapeau sur sa tête, son ombre portée sur le visage, il aurait presque pu rappeler un jeune Clark Kent à Smallville, ou ce que pourrait devenir l'encore petit Jon Kent, dans quelques années.

- Dixit l'homme qui s'est sacrifié tant de fois qu'on ne peut plus les compter aujourd'hui. lâcha-t-il ensuite, se servant de ces quelques mots pour balayer prestement l'argument de son aîné.

Toutefois, sa propre réaction le surprit. Un peu gêné d'avoir fait preuve d'autant d'agressivité, Matt grimaça et s'arrêta de tirer pour regarder Superman. Le pauvre n'avait encore rien dit, rien fait qui puisse laisser supposer une opposition entre eux deux. Peut-être venait-il simplement l'encourager, le féliciter, faire attention à lui ?

- J'apprécie. Le chapeau et l'aide. Mais ça va pas durer, je me trompe ?

L'aide, du moins. Le chapeau, lui, sans doute davantage. Du moins, tant que ces fermiers accepteraient de le lui prêter. Oui, ne plus avoir le soleil qui cogne sur la tête, malgré son large degré d'invulnérabilité, cela faisait quand même du bien.

ft. Superman