Le café du matin [Jade]

Le SMS de Ray l'avait surprise, un peu, mais pas plus que ça.

Il faut dire qu'ils avaient beaucoup vécu, l'un, l'autre.

Il était d'abord mort et elle l'avait pleuré.

Puis, il était revenu et elle lui en avait voulu.

Enfin, il y a eu ces souvenirs là, trop durs pour pouvoir même être évoqués, ces souvenirs où Ray avait du - contre son gré - jouer un rôle qu'il n'aurait jamais du avoir à jouer.

Et où elle, elle avait tout perdu.

Pour protéger le multivers ou le continuum spatio-temporel ou un truc que la petite actrice, petite héroïne romantique qu'elle était ne pouvait pas comprendre clairement.

Mais c'était comme un mur, comme un obstacle infranchissable qui lui faisait mal encore et encore.

Alors, elle tentait de ne pas trop aller de ce côté là. Celui qui faisait mal.

Il fallait plutôt aller chercher un peu de légèreté. De superficialité. De l'oubli en barre.

Parce qu'il y avait des coupes difficiles à boire et des pages impossibles à tourner. Mais elle était plus forte que ça. Oh, oui.

Alors elle n'avait pas déménagé. Elle n'avait pas bloqué son numéro. Elle n'avait pas envoyé des lettres de menace à Jessica qu'elle détestait pour être - en quelque sorte - une autre Donna Troy.

Parce qu'elle était plus forte que ça. Et que même si la vie était peu juste à son égard, il était inutile d'accabler les autres.

Même Donna Troy, même Kyle, même Jessica, même...

... Ray.

Le SMS l'avait surprise mais pas tant que ça. Au fond d'elle-même, elle se disait que c'était peut-être le moment.

Pas de régler les comptes, pas de torturer Ray mais... de communiquer entre deux adultes raisonnables et responsables qui avaient eu une aventure mais qui ne pouvaient plus l'avoir, voilà tout.

Des ex qui ne se bouffaient pas le nez, qui ne se déchiraient pas. Qui, comme l'avait dit un jour Ray en réponse à un SMS belliqueux de sa part, pourraient se retrouver à un événement super-héroïque - genre aller péter la gueule à Starro ou à Metallo - et ne pas se faire la gueule.

Alors bon ça voulait dire faire style y avait jamais eu rien entre eux et qu'ils avaient juste couché sous l'effet de l'alcool mais...

... Jade était une grande fille. Elle pouvait faire semblant. Ne serait-ce que pour ne pas gâcher le bonheur matrimonial de Ray. Ou par fierté. Voilà. Elle pourrait même lui dire qu'elle était contente qu'il ait trouvé une nana avec qui il ne détruira pas le continuum spatio-temporel même si elle avait un gros cul.

Alors que bon c'était même pas vrai et qu'elle aimait bien à la base Jessica.

Mais elle l'admettrait jamais. Car elle était digne. Comme Meryl Streep.

Aussi Jade vint avec une mini-jupe et un débardeur un brin décolleté. Des petites baskets toutes propres pour faire style elle faisait du sport alors qu'elle passait en fait son temps à glander sur le canapé tout en regardant des séries TV romantiques sur Netflix. Et de grosses et épaisses lunettes noires pour qu'elle ait l'air plus mystérieuse qu'elle ne l'était.

Et elle s'approcha de Ray. Et elle s'assit à sa table. Un léger sourire aux lèvres. Car elle était heureuse. D'être là. Avec lui. Et que - au fond - tout pourrait recommencer. Leur amitié. Leurs folles aventures à mettre des pains aux savants fous et aux monstres temporels.

Sans compter le fait qu'ils avaient vécu ensemble un cauchemar qui ne pouvait que rapprocher les êtres, leur faisant comprendre la futilité et l'inutilité de tout le reste...

"Je vais prendre un café et ça va très bien, je te remercie" répliqua-t-elle d'une voix réellement affable et douce.

Puis, se décidant à enlever ses lunettes noires, elle ajouta :

"Je suis contente aussi de te voir, Ray"

Une proposition ?

"Tu en as marre de Jessica, c'est ça ?"

Elle partit d'un léger rire sonore avant d'enchaîner tout de go :

"Allez... dit moi de quoi il en retourne... je t'écoute !"

Elle était détendue, elle était heureuse... et même si ça ne durait que le temps d'un café et qu'elle se faisait, quelque part, un petit peu de peine... tant pis, il y aurait tout le reste de la vie pour les larmes et les soupirs !

Jade sourit à l'idée que si Ray était avec Jessica, c'était juste qu'il était fauché... ce qui faisait d'elle une nana low-cost.

Elle sourit à cette idée parce que c'était méchant, gratuit et que si elle l'avait exprimé à haute voix certainement que Ray aurait du déployer des efforts considérables pour protéger sa copine tout en ne froissant pas Jade, comme si cette dernière était en sucre, comme si cette première en avait quelque chose à faire de ce qu'une ex recalée par l'univers pensait d'elle...

Sacré, Ray ! Il serait toujours une source d'amusement... aussi assuré était-il dans les coups durs, il n'en demeurait pas moins cet étudiant attardé, un peu gauche, tourmenté à l'idée de mal faire ou de faire du mal...

... mais le simple fait de vivre faisait du mal à autrui. Le simple fait de vivre... la fatiguait.

Elle décida, prudemment, de ne pas polémiquer et laissa Ray exposer son idée. Une Team Atom, elle en avait vaguement entendu parler. Des héros dévoués à la protection de la ville, certes, mais surtout assoiffés d'aventures et d'exploration...

... d'expérience, elle savait que certaines explorations étaient létales, que certains savoirs méritaient d'être laissés enfouis mais...

... Ray était un magicien des mots. Il en appela à son goût de l'aventure, il en appela à leur amitié, il en appela à son sens des responsabilités, il la tenta, la flatta, la...

... persuada.

Alors, oui. Elle ne pouvait que dire, oui. Parce que sa vie n'avait aucun sens ni aucune direction sans l'aventure. Et l'aventure ce n'était ni Metropolis ni Gotham City. Il n'y avait pas d'aventure digne d'être vécue sans...

... Ray...

... et des monstres temporels et des robots tueurs venus du futur...

... des failles temporelles et un continuum espace-temps complètement détraqué...

Parce que ce n'était qu'au bord du gouffre qu'elle se sentait vivre. Quand le compte à rebours est sur le point de marquer le zéro.

Que tout va exploser et se déliter.

Qu'elle dérive dans le temps et l'espace et qu'elle cherche une main, un sourire, amical.

Ray. Avec qui elle pourrait dériver pour l'éternité et quand même croire qu'elle puisse être sauvée.

Sa vie. Pour sa vie à lui. Même ainsi. Dans cette relation platonique et bizarre et peu satisfaisante.

Car c'était ça qu'elle voulait. Maintenant. Oui. Et tant pis pour la fierté, l'honneur, son avenir et son nom.

Alors elle dit...

"Je rencontre quand les autres ? Il y a quelque chose de prévu ? Un saut dans la Time Pool à faire ?"

Elle se détendit quelque peu, maintenant qu'elle avait dit oui, elle pouvait admettre le reste :

"Je... Je suis contente de pouvoir à nouveau travailler avec toi. Ça m'a... un peu manqué. Je dois avouer que depuis tout ce temps je finissais pas devenir pas grand chose et... nous voilà de retour comme avant..."

Puis le coup d'estoc, le coup de grâce...

"Jessica va comment ?"

Un truc bizarre dans les montagnes. Le Spectre. Et une proposition.

Jade baissa les yeux et réfléchit une seconde...

"Une ballade en montagne, là, maintenant ?"

Elle poussa un léger rire sonore. Il ne perdait pas de temps.

"Tu sais... je crois qu'on n'aura jamais eu plus de 10 ou 15 minutes sans que des bidules super-héroïques se rappellent à notre bon souvenir..."

Elle observa la tasse qu'elle venait de finir et ajouta :

"Et si tu veux conserver Mademoiselle Jessica, faudra à un moment ou un autre lever le pied... Tu n'es pas le seul héros au monde et... souffler, se laisser le temps de vivre, c'est pas mal aussi !"

Bon, ça c'était l'excuse pour son espèce de semi-retraite dans laquelle elle végétait depuis quelques temps déjà... En même temps, que faire quand on arborait une telle couleur de peau ? A part écrire ses mémoires de super-héroïne (mais qu'avait-elle à raconter ? Qu'elle avait la trouille de Solomon Grundy ? Qu'il ne fallait JAMAIS sortir avec un aventurier costumé ?) ou animer un talk-show, elle ne voyait pas.

Bref, sa retraite venait de s'arrêter brutalement. En intégrant la Team Atom et en partant explorer les montagnes. Elle commenta juste :

"J'ai bien fait de mettre des baskets, du coup. On paye et on y va ?"

Avant d'ajouter d'une voix faussement désinvolte :

"C'est quoi ce truc dans les montagnes, t'en sais un peu plus ?"

Parce que les trucs bizarres, depuis une certaine aventure dans un certain placard, elle n'aimait réellement pas ça...